Prenez donc un peu d’extrait de saturne !

 

– Sortez vos athanors et vos aludels : aujourd’hui, interro d’alchimie ! Je vois à vos grands yeux écarquillés que n’avez pas ouvert vos vieux grimoires poussiéreux 

de tout l’été… Et bien, nous allons reprendre un peu les bases de l’alchimie médiévale ensemble, si vous le voulez bien, afin d’en mieux cerner la quintessence !

 

  • Dépoussiérons un peu ce terme équivoque d’ “alchimie”

L’alchimie est une discipline qui s’inscrit dans l’histoire des sciences et qui a laissé des traces dans la médecine traditionnelle occidentale jusqu’au XIXème siècle. Non seulement des traités comme le Rosarium philosophorum (XIVe siècle) écrit par le pseudo-Arnaud de Villeneuve continuent alors d’être traduits et diffusés, mais en outre, on utilise encore certains remèdes alchimiques comme l’extrait de saturne – ou acétate de plomb – pour soigner les chevaux par exemple.

– Mais… mais si la discipline se calque sur la médecine, c’est pas d’la magie alors ?!

– Minute papillon ! Je vais y venir.

 

D’où ça vient ?

L’alchimie est une discipline dont l’étymologie montre à quel point elle a fait le tour de

l’Orient et de l’Occident ! Le mot serait composé de l’article arabe al et du mot Kimija, qui renvoie à la pierre philosophale. Du monde arabe, on retient d’ailleurs de grands noms en alchimie, comme Avicenne, Averroès… Mais ce mot arabe pourrait lui-même remonter du grec /chumeia/ ( χ υ μ ε ι ́ α) qui signifie “mélange de liquides” ou même du copte chame, qui signifie “noir” et qui désigne les Egyptiens et leurs arts.

-Ok… Mais c’est magique ou paaaas ???

-Mais c’est que tu es têtu, par ma barbe !

-Gloups !

 

  • Magie ou non ?

L’alchimie peut être rattachée aux sciences car elle vise, au moyen d’hypothèses et d’expériences, l’acquisition de savoirs. Mais…

-Aha ! Il y a un mais ! donc l’alchimie c’est de la magie en fait !!!

-Oui et non…

-C’est une réponse de Normand, ça !

Laisse-moi donc poursuivre. Là où réside la spécificité de l’alchimie, c’est dans son contenu ésotérique et mystique. L’alchimie ne peut être limitée à la transmutation du plomb en or. En essayant d’égaler la nature en tentant de recréer le matériau le plus parfait, l’or, c’est le chercheur qui cherche également à atteindre la perfection de l’âme. L’approche alchimique est donc radicalement différente de notre conception occidentale actuelle de la science…

-Et c’est pour cela qu’on l’associe à la magie ?

-Pas seulement !

 

  • Les mystères de l’alchimie

Bien qu’admise au sein de la société médiévale sans restriction au début du Moyen-Âge, l’alchimie n’est pas longtemps exempte de critiques et de condamnations (notamment pour fraude, faux-monnayage), et devient la cible de nombreuses rumeurs. Dans ce contexte de contestation, une vision plus élitiste de la discipline émerge, conduisant à la production de discours cryptés. Les substances sont nommées par des noms de dieux grecs/planètes, et les outils, par des noms d’animaux ou de végétaux, ou bien l’alchimiste le plus suspicieux aura recours à des symboles.

-Wahou ! Des idéogrammes !

Enfin, ce sont les Romantiques qui, au XIXe, ont véhiculé cette image du vieux mage à moitié fou perdu au milieu de ses alambiques et parchemins, à la croisée entre romantisme noir et historicisme néo-gothique. Bien sûr, les romans et films du XXe siècle ont perpétré le lieu commun, en témoignent les premières pages de Cent ans de solitude, un monument de la littérature latino-américaine que l’on doit à Gabriel García Márquez :

“Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant après lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. « Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural; il faut

réveiller leur âme, toute la question est là. »”

– Donc en fait, ta barbe, c’est du toc ?

– Du toc ?! Non mais quelle outrecuidance ! Tu vas voir ce que tu vas voir ! « Kzedledjhekhfkeldejeizdhoàç » !!!!

– Aha ! Tu fais moins le malin maintenant !

– Aaaaaaaaaahhhhhhhh !!!!!

 

  • Bibliographie (à potasser pour votre interro qui est reportée au prochain numéro…)
  1. L’alchimie au Moyen Âge : XIIe-XVe siècles, Antoine Calvet, 2018, éd. Vrin
  2. Les traductions d’ouvrages d’alchimistes de Marcellin Berthelot (sur Gallica et Google books)
  3. Les premières pages de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez (1967)
  4. dictionnaire en ligne du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/alchimie
  5. Le blog des compagnons de Valerien : http://compagnonsdevalerien.over-blog.com/
  6. “Art et nature dans l’alchimie médiévale”, Revue d’histoire des sciences, 1996, Barbara OBRIST : https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1996_num_49_2_1256

 

Blandine

Catabase

Mesdames, Messieurs. Merci d’avoir pris place à bord de la barque Charon n°3654 en provenance de la Terre et à destination des Enfers. La barque sera sans arrêt jusqu’aux Enfers. Pour votre sécurité, nous vous prions de bien vouloir vous éloigner des chiens mutants, boîtes suspectes et de ne pas vous retourner. Nous vous souhaitons un excellent voyage !

Homère, Odyssée, chant XI : « Le vaisseau arrivait au bout de la terre, au cours profond de l’Océan. Là sont le pays et la ville des Cimmériens, couverts de brumes et de nuées ; jamais le soleil, pendant qu’il brille, ne les visite de ses rayons, ni quand il les retourne du ciel vers la terre ; une nuit maudite est étendue sur ces misérables mortels. »

Quelle drôle d’idée de s’être embarqué dans une telle pérégrination ! Surtout que limbes, ce n’est pas la Côte d’Azur ! C’est PIRE que la Bretagne diraient certains, sauf qu’il n’y pleut pas. Les limbes portent bien leur nom si l’on s’en tient à leur étymologie latine – limbus, qui signifie « bordure », « lisière », « frontière ». On y trouve les portes des Enfers, rigoureusement cartographiées aujourd’hui et bien connues des guides touristiques : le gouffre de Padirac, la grotte Plutonium, le cratère de Darvaza, le Mont Fengdu, les volcans (dont le Masaya et le Hekla), les grottes jumelles en Palestine, le lac Averne… Faites votre choix, il y en a sur tous les continents. Attention cependant de ne pas chopper une cochonnerie au passage, car il y a en plein qui se tapissent à l’entrée des Enfers dans l’espoir de sauter sur le premier vivant un peu naïf qui s’aventure dans le coin.

Virgile, Enéide, livre XI : « Dans le vestibule même, à l’entrée des gorges de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l’esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes. Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s’y rencontrent : les Centaures, à l’écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l’Ombre au triple corps. »

Vous connaissez peut-être l’inscription latine « Cave canem », qui ornait de nombreux vestibules romains. Eh bien rien de nouveau sous le soleil et sous terre : faites attention au toutou de messire Pluton et de damoiselle Perséphone. C’est comme lorsque l’on se promène dans un quartier et que tous les clébards du quartier se jettent sur le grillage en hurlant, manquant au passage de nous causer une crise cardiaque car l’on n’était pas prévenus de leurs intentions. Eh bien là, mieux vaut avoir prévu le coup si l’on se fie à Dante.

Dante, La Divine Comédie, Chant IV :

« Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. »

Petits conseils : méfiez-vous de vos fréquentations là-bas, vous pourriez tomber sur des petits délinquants du genre d’Hercule qui tue les pauvres vaches de Pluton pour le fun et qui sème la zizanie en se fightant avec tout ce qui bouge (Apollodore, Bibliothèque, II, 5). Pensez aussi à bien réserver votre billet à l’avance et à ne pas oublier une petite obole pour que le nocher vous prenne en VIP.

Enéide livre XI : « De là part une route qui mène aux ondes de l’Achéron du Tartare […]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes […], enfants […] ; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l’automne […]. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d’atteindre l’autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il a écartés. »

            Se pose maintenant la question du guide. Si vous êtes déjà mort, nous vous conseillons d’éviter absolument un certain Orphée qui, malgré toutes ses promesses, ne parviendra pas à vous faire sortir de l’antre infernale (c’est un gros arnaqueur, ne vous faites surtout pas avoir). En revanche, notre ami Gautier vous conseille une certaine vierge, peu causante, mais belle comme peut l’être une morte – à vous de juger si les deux sont compatibles.

La Comédie de la mort (Gautier) :

« Pour guide nous avons une vierge au teint pâle

Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle

Des lèvres du soleil.

Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,

Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre,

Au lieu d’être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate ;

Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,

Pendent languissamment ;

Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,

Et, ployée à son dos, son aile diaphane

Reste sans mouvement.

Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,

Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière

Luisent ses deux grands yeux,

Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire,

Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire

À flots silencieux. […]

Nous marchons en suivant la spirale terrible

Vers le but inconnu,

Par un enfer visant sans caverne ni gouffre,

Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,

Sans Belzébuth cornu. »

               Bon, on va pas se le cacher, accomplir tout un voyage, franchir mille et mille obstacles, tout ça c’est bien beau, mais pas très rapide. Comme le temps, c’est de l’argent, et que business is business, Rimbaud nous a trouvé un jet privé. Même pas besoin de marcher pendant des jours et des jours, naviguer, dompter des toutous méchants et même pas beaux, il suffit juste de boire un peu de la « liqueur non surtaxée de Satan ». Le seul inconvénient, c’est que ça secoue un peu et que ça tue (mais ça, ça relève du détail).

Rimbaud, Une Saison en enfer, “Nuit de l’Enfer” :

« J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! […] Je me crois en enfer, donc j’y suis. […] Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas, – et le ciel en haut. -Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. »

Mais finalement, pourquoi descendre si bas ? Pourquoi est-ce qu’on s’embête comme ça pour trouver le meilleur moyen de rejoindre les Enfers ? Les Enfers, on les trouve aussi sur Terre. Il suffit de partager la vie des gens qui n’ont rien sauf la vie et qui la risquent pour gagner de quoi subsister. C’est ce qu’expérimente Etienne Lantier dans une mine au XIXe siècle. 

Zola, Germinal : « En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux. […] Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. […] Ils devaient s’effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle le perdait de plus en plus sous la terre ; et ce dont il souffrait surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu’il se rapprochait du puits. »

Peut-être qu’en fin de compte, l’enfer n’est pas un barbecue immense où les damnés se font griller juste à point par des petites créatures au regard vicieux. Peut-être que c’est juste un hiver sans fin, une solitude impénétrable. Ça a des airs de ressemblance avec la Terre, c’est pas si exotique comme destination… On testera le Paradis une prochaine fois.

Blandine

Catabase

Mesdames, Messieurs. Merci d’avoir pris place à bord de la barque Charon n°3654 en provenance de la Terre et à destination des Enfers. La barque sera sans arrêt jusqu’aux Enfers. Pour votre sécurité, nous vous prions de bien vouloir vous éloigner des chiens mutants, boîtes suspectes et de ne pas vous retourner. Nous vous souhaitons un excellent voyage !

Homère, Odyssée, chant XI : « Le vaisseau arrivait au bout de la terre, au cours profond de l’Océan. Là sont le pays et la ville des Cimmériens, couverts de brumes et de nuées ; jamais le soleil, pendant qu’il brille, ne les visite de ses rayons, ni quand il les retourne du ciel vers la terre ; une nuit maudite est étendue sur ces misérables mortels. »

Quelle drôle d’idée de s’être embarqué dans une telle pérégrination ! Surtout que limbes, ce n’est pas la Côte d’Azur ! C’est PIRE que la Bretagne diraient certains, sauf qu’il n’y pleut pas. Les limbes portent bien leur nom si l’on s’en tient à leur étymologie latine – limbus, qui signifie « bordure », « lisière », « frontière ». On y trouve les portes des Enfers, rigoureusement cartographiées aujourd’hui et bien connues des guides touristiques : le gouffre de Padirac, la grotte Plutonium, le cratère de Darvaza, le Mont Fengdu, les volcans (dont le Masaya et le Hekla), les grottes jumelles en Palestine, le lac Averne… Faites votre choix, il y en a sur tous les continents. Attention cependant de ne pas chopper une cochonnerie au passage, car il y a en plein qui se tapissent à l’entrée des Enfers dans l’espoir de sauter sur le premier vivant un peu naïf qui s’aventure dans le coin.

Virgile, Enéide, livre XI : « Dans le vestibule même, à l’entrée des gorges de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l’esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes. Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s’y rencontrent : les Centaures, à l’écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l’Ombre au triple corps. »

Vous connaissez peut-être l’inscription latine « Cave canem », qui ornait de nombreux vestibules romains. Eh bien rien de nouveau sous le soleil et sous terre : faites attention au toutou de messire Pluton et de damoiselle Perséphone. C’est comme lorsque l’on se promène dans un quartier et que tous les clébards du quartier se jettent sur le grillage en hurlant, manquant au passage de nous causer une crise cardiaque car l’on n’était pas prévenus de leurs intentions. Eh bien là, mieux vaut avoir prévu le coup si l’on se fie à Dante.

Dante, La Divine Comédie, Chant IV :

« Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. »

Petits conseils : méfiez-vous de vos fréquentations là-bas, vous pourriez tomber sur des petits délinquants du genre d’Hercule qui tue les pauvres vaches de Pluton pour le fun et qui sème la zizanie en se fightant avec tout ce qui bouge (Apollodore, Bibliothèque, II, 5). Pensez aussi à bien réserver votre billet à l’avance et à ne pas oublier une petite obole pour que le nocher vous prenne en VIP.

Enéide livre XI : « De là part une route qui mène aux ondes de l’Achéron du Tartare […]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes […], enfants […] ; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l’automne […]. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d’atteindre l’autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il a écartés. »

            Se pose maintenant la question du guide. Si vous êtes déjà mort, nous vous conseillons d’éviter absolument un certain Orphée qui, malgré toutes ses promesses, ne parviendra pas à vous faire sortir de l’antre infernale (c’est un gros arnaqueur, ne vous faites surtout pas avoir). En revanche, notre ami Gautier vous conseille une certaine vierge, peu causante, mais belle comme peut l’être une morte – à vous de juger si les deux sont compatibles.

La Comédie de la mort (Gautier) :

« Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre,
Au lieu d’être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate ;
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
Pendent languissamment ;
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
Reste sans mouvement. /

Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,
Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière
Luisent ses deux grands yeux,
Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire,
Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire
À flots silencieux. […]

Nous marchons en suivant la spirale terrible
Vers le but inconnu,
Par un enfer visant sans caverne ni gouffre,
Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,
Sans Belzébuth cornu. »

               Bon, on va pas se le cacher, accomplir tout un voyage, franchir mille et mille obstacles, tout ça c’est bien beau, mais pas très rapide. Comme le temps, c’est de l’argent, et que business is business, Rimbaud nous a trouvé un jet privé. Même pas besoin de marcher pendant des jours et des jours, naviguer, dompter des toutous méchants et même pas beaux, il suffit juste de boire un peu de la « liqueur non surtaxée de Satan ». Le seul inconvénient, c’est que ça secoue un peu et que ça tue (mais ça, ça relève du détail).

Rimbaud, Une Saison en enfer, “Nuit de l’Enfer” :

« J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! […] Je me crois en enfer, donc j’y suis. […] Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas, – et le ciel en haut. -Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. »

Mais finalement, pourquoi descendre si bas ? Pourquoi est-ce qu’on s’embête comme ça pour trouver le meilleur moyen de rejoindre les Enfers ? Les Enfers, on les trouve aussi sur Terre. Il suffit de partager la vie des gens qui n’ont rien sauf la vie et qui la risquent pour gagner de quoi subsister. C’est ce qu’expérimente Etienne Lantier dans une mine au XIXe siècle.

Zola, Germinal : « En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux. […] Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. […] Ils devaient s’effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle le perdait de plus en plus sous la terre ; et ce dont il souffrait surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu’il se rapprochait du puits. »

                Peut-être qu’en fin de compte, l’enfer n’est pas un barbecue immense où les damnés se font griller juste à point par des petites créatures au regard vicieux. Peut-être que c’est juste un hiver sans fin, une solitude impénétrable. Ça a des airs de ressemblance avec la Terre, c’est pas si exotique comme destination… On testera le Paradis une prochaine fois.

Blandine

Tu saupoudreras ta vie de po’aimes

Mielleuse, fruitée, acidulée, la parole poétique nous fait voyager au milieu des saveurs sucrées. Convoquant des symboles très différents, jouant sur le sens des mots, conjuguant nos différents sens : toutes les excuses sont bonnes pour contempler un monde au goût sucré !

La satire à la sauce aigre-douce
« Au lecteur », Les Regrets, Du Bellay (d’après la traduction Livres de Poche) : « Ce petit livre, lecteur, que nous te donnons maintenant, a un arrière-goût composite : celui du fiel, en même temps que celui du miel et du sel. »

A tout réquisitoire salé contre la société, à toute indignation, et donc à tout fiel, il faudrait ajouter un peu de miel d’après Du Bellay. Bien qu’il soit surtout connu pour ses élégies (seum et amertume), le poète a bien précédé Molière dans la critique de l’hypocrisie des courtisans (ici, de la cour pontificale romaine). Quoi de plus ironique que de mimer les manières mielleuses de ces personnages qui cherchent à « Seigneuriser chacun d’un baisement de main » ? Au fiel de la colère de Du Bellay contre le luxueux train de vie que mènent les courtisans, se mêlent d’une part d’autres registres (tout n’est pas vindicatif) et d’autre part un peu d’ironie douce-amère.

Rimbaud, Poésies, II : « Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs » : « Oui, vos bavures de pipeaux / Font de précieuses glucoses ! » IV. « Ton quatrain plonge aux bois sanglants / Et revient proposer aux Hommes / Divers sujets de sucres blancs, / De pectoraires et de gommes ! »

Rimbaud s’érige contre tout ce qui est « fadasse », trop convenu, doucereux et univoque. C’est grâce à ce dieu de la poésie qui a su trouver la Beauté – cet idéal éthéré, écœurant et glucoseux – « amère » (Une Saison en enfer) que les poètes ont abandonné les poèmes-barbapapa pour des trucs un peu laids, un peu trash, un peu… ancrés dans le réel finalement ? (Bon d’accord, Baudelaire avait déjà bien déblayé le chemin).

Abondance, fertilité, érotisme : le sucre, que de promesses !
Exode 33, 1 – 3 : « Le Seigneur parla à Moïse : « Va, toi et le peuple que tu as fait monter du pays d’Egypte, monte d’ici vers la terre que j’ai juré de donner […]. Monte vers une terre ruisselant de lait et de miel. » (source : aelf.com)

Le miel et le lait évoquent ici ce qui est agréable, doux, mais aussi précieux. Pour qu’il y ait lait et miel, il faut qu’il y ait alliance entre la nature et l’homme, et donc harmonie et paix. Là où ça devient intéressant, c’est lorsque certains commentateurs rapprochent le lait et le miel des fluides corporels, et donc de la fertilité – quel que soit le sexe. Cette image biblique archi-connue aurait-elle un sens caché érotique ?

Verlaine, Jadis et naguère, « Luxures » : « Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d’ici-bas, / Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules / Des affamés du seul amour, bouches ou gueules, / Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas »

Ce poème suggère que des amoureux ont faim l’un de l’autre, ce qui renvoie à plein d’expressions (comme « se dévorer du regard »), à des images poétiques (la bouche de l’être aimé devient coupe à laquelle on vient boire), mais aussi au sémantisme du sucré, puisque le sucre et l’amour partagent plein de points communs (la douceur, le fait d’être addictif…). Cette richesse sémantique fait que ces quelques vers cités peuvent être lus de plein de façons différentes (littéraire, romantique, érotique…).

Une douceur trompeuse
Si l’amour et le sucre, par leur chair, leur sucre et leur jus identiques, sont un seul et même fruit, alors ils ont aussi en partage l’a mertume et la tromperie (le même vers dans le fruit que les manières mielleuses des courtisans à la cour pontificale selon Du Bell ay !), d’où l’expression « faire sa sucrée » employée par le même Verlaine dans « Femme et chatte » (section « Caprices », Poèmes saturniens) pour inciter le lecteur à se méfier autant de la femme que de la chatte, toutes deux « rentr[an]t [leur] griffe acérée ».

Le sucre est ainsi associé à l’amour trompeur à cause de son côté séducteur. C’est ce qui incite Ronsard dans une de ses Chansons à multiplier les qualificatifs se référant à son amante, quitte à se contredire tant l’ambiguïté est grande : d’ « angelette », la femme aimée devient « Toute ma petite malice », et ce, au prisme d’une comparaison avec des aliments sucrés – le miel et la réglisse –… Méfiance, donc ! Chez les poètes, le sucre, élément lyrique par excellence si l’on se réfère au livre de l’Exode ou même au poème « Luxures » de Verlaine, a donc autant une connotation positive que négative. S’il peut se manger, il ne rassasie pas, et s’il soulage et apaise, cela n’est pas sans risque d’assujettissement. C’est pourquoi, dans un seul et même vers, dans une seule et même chevelure, Baudelaire réunit « l’odeur du tabac mêlée à l’opium et au sucre » (« Un hémisphère dans une chevelure », Le Spleen de Paris). Quelle fragrance complexe !

Offrir des « mosaïques de gâteaux »
Et pourtant ! Les poètes ne se lassent pas de ces comparaisons (trop abondantes pour être toutes citées ici !) parce que justement, il y a ambivalence, nuance et contradiction. Même dans les satires les plus vindicatives et même dans les éloges les plus dithyrambiques, du fait de la richesse de ce sémantisme commun, une once d’ambiguïté demeure… C’est ce dont on peut s’apercevoir dans le réquisitoire contre le sucre de Tholomyès (Les Misérables, VII) – je me permets de le citer tant le lyrisme est, comme toujours chez Totor, incommensurablement poétique – : « Tu es faite pour recevoir la pomme comme Vénus ou pour la manger comme Eve » et « Vous n’avez qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter du sucre. O sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. ». Peut-être peut-on opposer les verbes « recevoir » et « manger » et au contraire, assimiler « rongeur » à « adorent ». Il y aurait deux conceptions du sucré (et de l’amour !) qui s’opposeraient : celle consommatrice (qui donne lieu à l’addiction comme on l’a déjà vu) et celle du don désintéressé, qui porte des fruits. C’est donc un problème de réception-consommation qui nous occupe !

Victor Hugo, Les chansons des rues et des bois, « Fêtes de village en plein air » : « La bière mousse, et les plateaux / Offrent aux dents pleines de rire / Des mosaïques de gâteaux. »

Par ailleurs, cette autre image pittoresque hugolienne nous fait observer combien le sucre joue un rôle social. Qui n’offrirait pas une part de gâteau à ses invités lors d’un anniversaire ? Il semble que le sucre soit un incontournable des rassemblements joyeux. Difficile de le proscrire à tout jamais sans passer pour un trouble-fête…

Ivresse poétique et orgie de sucre !
Jean-Baptiste Clément, « Le temps des cerises » : « Quand nous chanterons le temps des cerises, / Et gai rossignol et merle moqueur / Seront tous en fête ! / Les belles auront la folie en tête / Et les amoureux le soleil au cœur ! »

Les aliments sucrés, parce qu’ils ne nourrissent ni n’abreuvent le gourmand insatiable, donnent lieu à de véritables festins, à une consommation démesurée… Le sucre lors des fêtes abroge les limites et restrictions ! Dans le cas du « Temps des cerises », il symbolise en plus l’insouciance : les cerises des temps idylliques deviennent semblables aux taches de sang des temps de guerre lorsqu’il n’est plus temps de les cueillir. On a donc, avec le sucre, une morale plutôt horatienne et épicurienne (Carpe diem, etc.).

Si l’on pense en termes de boissons, le lecteur peut être invité à une bacchanale poétique[1], d’autant plus que le vin a été perçu dans de nombreuses civilisations comme un symbole de vie, d’éternité, de jeunesse et de renouveau. On pourrait là encore citer Rimbaud (« Le bateau ivre »), Baudelaire (« Enivrez-vous ») ou Verlaine (« Il Baccio »), mais pour varier un peu… voici un extrait de l’œuvre Rubaiyat (c’est-à-dire « quatrains ») d’Omar Khayyâm, un poète perse du XIIe siècle : « Bois du vin… c’est lui la vie éternelle, / C’est le trésor qui t’es resté des jours de ta jeunesse : / La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres ! / Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie. ».

En bref : les poètes vous recommandent les mets sucrés à condition de les recevoir et non de vous les procurer vous-mêmes pour une consommation purement égoïste. De fait, le sucre est quelque chose de social, il se partage dans les moments festifs. Il n’en n’est pas moins un fameux séducteur, plein de promesses en ce qui concerne l’amour, l’extase, le renouveau, l’insouciance, etc., mais en ce qui concerne la liberté, la sincérité et la santé… Néanmoins, si vous aimez le sucré, l’amour et la poésie, saupoudrez donc votre vie de po’aimes et jetez-vous corps et âmes dans des expériences lyriques à base de sucre, vous vivrez certainement des choses ahurissantes (n’hésitez pas à contacter la rédac’ pour nous faire part de vos témoignages à ce propos) !

Blandine

[1] Si vous aussi voulez être ivres de poésie, je vous recommande la série de podcasts de France Culture sur le sujet.