Ek°Phra°Sis : La tourmente des eaux

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Brume en chevelure du fleuve, seules les vagues la connaissent. Dans le chant du soir, elle se languit depuis son rocher. Son regard scrute le firmament des eaux noires et bientôt, au récif, s’écaillent les espoirs. Elle ne contient plus sa détresse ; de souffrance elle se pare. Ô toi belle inconnue qui a tant charmé, sais-tu ramener dans des bras meurtris les marins trop tôt partis ? Nul doute que tu m’entendras, Lorelei, loin de l’écume fumante des entrailles du Rhin. Qu’apporte le vent à tes abyssales notes quand s’élève une plainte, des pleurs jaillissant depuis la Lune qui se plie à ta beauté ? Loin des muets cris de son cœur s’apaise le sommeil calme des assoupies paupières du Rhin, et t’endors-tu pour mieux te réveiller pour le prochain malheureux. Te voici encore, reine sans lendemain.

 

Carl Bertling, huile sur toile, Lorelei, 1871

Carl Bertling, La Lorelei, huile sur toile, 1871

Alors que les fragrances du Sturm und Drang de Goethe flottent toujours dans l’air germanique, le poète Heinrich Heine compose un poème sur la déroutante nymphe. Il y déploie toute la scintillante obscurité d’un lieu qui enivre, enchante et captive. La sonorité de la langue allemande enlace les effets musicaux du bruissement des feuilles face aux bourrasques qui se lèvent, l’agitation de l’eau en surface qui se métamorphose en puissants tourbillons, la captivante clarté d’une voix féminine perçant la nuit…Vous ne la connaissez pas mais sans nul doute résonne son nom dans vos mémoires. Enfant ne vous a-t-on jamais conté l’histoire de cette aquatique enchanteresse ? Il est dit que ces enivrants chants absorbent l’aube et perdent entre les roches les rares navires d’intrépides marins. Elle délivre sa funèbre oraison et quiconque s’approche trop d’elle, doit redouter l’écueil sur d’imprenables rives. Égérie des Romantiques allemands, la Lorelei est encore bien mystérieuse. Nul ne sait sa véritable histoire. Est-elle une magicienne accablée du chagrin d’avoir perdu un amant navigateur ? Les marins l’aurait-il tous cruellement abandonnée ? Ou peut-être est-elle une sombre nixe qui n’a comme volonté que la mort des rameurs de passage ? Le brouillard persiste sur ce rocher haut de cent trente-deux mètres, non loin de la ville rhénane de Saint-Goarshausen… Qui sait encore où elle peut aujourd’hui se trouver… Ce qui est toutefois certain, c’est que de nos jours, elle envoûte encore plus d’un touriste.

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            Le poème envoûte également l’esprit des Allemands qui le font apprendre par la suite aux petits dans leur enfance. La Lorelei devient alors le symbole protecteur de l’Allemagne et continue après le talentueux Heine à fasciner d’autres artistes. Que dire de la mélodie de Friedrich Silcher qu’il compose pour accompagner les vers du romantique Heinrich ? Ou encore de l’ekphrasis picturale de Carl Bertling sur la mystérieuse femme en 1871 ? Il la peint dans une tourmente maîtrisée que seule l’agitation des drapés vient trahir. Prête à basculer, elle se penche depuis sa falaise pour voir quel marin vient la visiter. L’espoir dans son regard sursaute de crainte et d’insoutenable attente. Est-ce son amant qu’elle rêve de voir reparaître ? Et qu’arrivera-t-il au navigateur s’il n’est pas celui qu’elle désire plus que tout ? Nous en connaissons déjà, hélas, la fin…

 

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            Même condamnation de la femme amoureuse désespérée dans l’univers britannique. En 1603, William Shakespeare présente son tragique Hamlet. Fille du roi Polonius, la douce Ophélie s’éprend du jeune prince du Danemark qui partage sa passion bien que tous deux savent qu’un mariage entre eux est impossible. Lorsque Hamlet la délaisse et assassine son père, la jeune femme sombre dans la folie et se suicide en se noyant. Héroïne mélancolique qui ne trouve d’aboutissement à son existence qu’à travers la douceur de la mort, un topos artistique se développe en linceul autour du personnage d’Ophélie. John Everett Millais l’exalte dans son huile sur toile préraphaélite Ophélie, peinte en 1851-1852. La jeune princesse y figure noyée, ses bras revenant à la surface après un dernier sursaut de supplication adressé au destin. Sa chevelure éparse flotte en corolle autour d’elle avec en écho le déploiement de sa robe où meurent des fleurs sur l’onde. Son visage paraît étrangement calme mais dépeint un profond malheur résigné. La nature si vivante autour d’elle apparaît en verdoyant tombeau, en oxymore projeté. Face à la Lorelei, Ophélie est tout autant une héroïne éperdue d’amour mais abandonnée par l’être aimé. Cependant, la nymphe germanique transforme son chagrin en chant plaintif qui la garde en vie et qui lui permet d’attendre ou de se venger du sentiment amoureux. Ophélie, quant à elle, préfère se perdre plutôt qu’accepter la réalité de sa passion outragée, délaissée… La violence de la réaction est forcément fatale, lutte d’une vie trahie qui par l’élément de l’eau, se venge ou agonise comme seules réponses possibles face à la fatalité.

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MILLAIS, Ophélie, huile sur toile, 1851-52

 

Sous les dolentes vagues épiées

Tremble le ressac par l’éprouvé soir

Affolé. Homme de mer, agrippe

L’amer des cordes  sans quoi

L’instant surpris en tes mains

Fanera pour à l’iode s’évaporer.

 

Est l’attache forte quand au vent

Assaillent les lunaires pierres

De braves visages à l’impavide

Embrun jeté. Hélas ! Gare !

 

Le venteau est arraché et,

Par la blancheur des flots, est

Aux inavouées abysses aspiré !

 

Mirage d’absinthe roué au bâton

Infortuné, là demeure la faute.

Éprouvée sous l’écume déchirée,

Par la passion noyée, elle y perd

Le dernier souffle sous les tambours

De la vivante statue condamnée…

 

Laureen GRESSÉ-DENOIS, Noyade

Laureen Gressé-Denois

Un commentaire

  1. C’est la premiere fois que je vous lis . Je dois vous avouer que j’apprecie beaucoup . Merci a vous .

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