Découvrez le texte ayant remporté le 2ème prix de notre concours d’écriture sur le thème de la folie !
L’Inconnu du Tableau
Le Louvre exhalait son atmosphère de mystère et de grandeur. Paul marchait lentement, bercé par l’écho feutré de ses propres pas sur le parquet ciré. Il n’était pas censé être là si tard. Mais un ami conservateur lui avait parlé d’un tableau qu’on venait d’exposer, une pièce rare, oubliée dans les réserves du musée pendant des siècles.
Quand il arriva dans la salle déserte, un froid imperceptible l’envahit. Là, sur le mur, trônait un portrait de taille modeste. Il s’approcha, plissa les yeux pour déchiffrer la plaque : Portrait d’un inconnu, XVIIe siècle.
Paul sentit son souffle se suspendre. Son regard allait et venait entre la plaque et le tableau, tentant de comprendre. Une sensation étrange lui nouait l’estomac. L’homme peint sur la toile lui ressemblait… non, ce n’était pas juste une ressemblance. C’était son visage, dépeint avec une précision déconcertante. Même front haut, même nez fin, même lueur indéchiffrable dans le regard. Il se pencha, examina chaque trait. Une coïncidence troublante ? Impossible.
Son cœur battait plus vite. Comment était-ce possible ? Qui avait peint ce portrait ? Il déglutit avec peine, son réflexe premier fut de toucher son propre visage comme pour s’assurer qu’il était bien lui- même. Un frisson le parcourut, il chancela légèrement. La pièce sembla soudain plus froide, plus silencieuse.
Puis, un bruit. Infime, presque imperceptible. Un bourdonnement… ou plutôt l’impression d’un bourdonnement. Comme un essaim lointain, qui gonflait peu à peu dans son crâne. Paul tendit l’oreille, mais le silence du musée persistait. Pourtant, il lui semblait que les murs eux-mêmes chuchotaient, que l’air vibrait d’une présence diffuse. Son souffle s’accéléra. Il jeta un regard autour de lui : personne. Et pourtant, il avait la sensation oppressante de ne plus être seul.
Une fascination malsaine s’insinua en lui. Chaque soir, il revenait. Et chaque soir, il lui semblait que les traits de l’homme sur la toile changeaient légèrement. Un rictus plus marqué. Un regard plus perçant. Une ombre s’étirant là où il n’y en avait pas auparavant.
Il commença à en parler autour de lui. Au début, avec curiosité. Puis, avec fébrilité. Certains collègues l’écoutaient avec amusement, d’autres avec gêne. Un jour, un conservateur haussa les épaules :
— Paul, c’est une peinture ancienne, l’effet du temps, des vernis, de l’éclairage… Tu te fais des idées.
Mais Paul savait. Il voyait les changements, il les sentait. Une nuit, il crut même voir l’homme de la toile cligner des yeux. Il recula brusquement, manquant de heurter une statue. Son souffle était court, ses doigts tremblaient.
Chaque soir, il revenait voir le tableau, et chaque soir, il lui semblait que son propre reflet se modifiait aussi. Puis, un matin, son reflet dans le miroir ne lui renvoya plus exactement son visage habituel. Il sursauta. Quelque chose avait changé. Un frisson lui parcourut l’échine.
Il n’était plus tout à fait lui-même.
Ses collègues commencèrent à le regarder avec inquiétude. Il parlait du tableau comme d’une entité vivante, ses gestes devenaient saccadés, ses yeux perpétuellement cernés de fatigue. Il évitait les conversations banales, se murant dans une obsession grandissante. Les murmures derrière son dos se faisaient plus nombreux.
— Il devient bizarre, murmurait-on.
Un jour, il osa confier à son ami conservateur qu’il se sentait épié par la toile, que quelque chose en lui s’effaçait peu à peu. L’autre eut un sourire gêné, tenta de le rassurer, mais Paul vit l’ombre du doute dans son regard.
Puis vinrent les absences. Il se retrouvait parfois devant le tableau sans se souvenir comment il y était arrivé. Un soir, il rentra chez lui en sueur, incapable de dire ce qu’il avait fait toute la journée. Les lumières de son appartement lui semblaient trop vives, les miroirs reflétaient un homme qu’il ne reconnaissait plus entièrement.
Bientôt, les conversations s’interrompirent lorsqu’il entrait dans une pièce. Les chuchotements dans son dos devinrent plus insistants. Il entendit le mot « obsession » murmuré entre deux portes closes. Lorsqu’il tenta d’expliquer que le portrait changeait, que ce n’était pas une hallucination, on lui recommanda de prendre du repos. Même son reflet dans les vitrines des galeries semblait lui renvoyer l’image d’un homme au bord du gouffre.
Puis, un matin, en traversant le musée, il vit son propre visage flotter dans un reflet de verre, mais ce n’était pas son expression qu’il reconnaissait. Un sourire s’y dessinait, un sourire qu’il n’avait pas fait.
Ce soir-là, il revint au tableau. Ses mains tremblaient lorsqu’il effleura la surface de la toile. La peinture était sèche, et pourtant, il eut la sensation qu’elle frémissait sous ses doigts.
Un vertige le prit. Il recula brusquement. Tout autour de lui, l’air semblait vibrer. Puis, soudain, il eut l’impression que la salle se vidait de sa substance, que le Louvre lui-même s’effaçait autour de lui, ne laissant plus que la toile et ce regard insondable.
Et lorsqu’il cligna des yeux, il comprit. Il n’était plus devant la toile.
Il était dedans.
Et lorsqu’un visiteur pénétra dans la salle le lendemain, il s’arrêta un instant devant le Portrait d’un inconnu, XVIIe siècle. Il fronça les sourcils. L’homme du tableau semblait… familier.
Il crut percevoir un mouvement imperceptible dans le regard peint.
Puis, il haussa les épaules et s’éloigna, sans voir l’ombre d’un sourire s’étirer dans les profondeurs de la toile.
Lauryne