Nouvelle « La Lumière » de Corentin Gaillard

Découvrez le texte ayant remporté le 1er prix de notre concours d’écriture sur le thème de la folie !

La Lumière

« Surtout, fuyez la Lumière. »

Telle était la seule règle de la Famille.

Elle apparaissait toujours aux mêmes heures, suivant le même parcours, proclamant les mêmes paroles. Les membres de la Famille avaient dû s’adapter, et vivaient dans la crainte de cette monstruosité, qui enlevait les enfants et changeait en Fous ceux qui parvenaient à s’enfuir de ses griffes.

Il y a longtemps, l’Illustre, à la tête de cette communauté soudée, était parvenu à revenir vivant et sain de sa rencontre avec la Lumière. Il avait vu la sombre vérité derrière ses intentions. Alors, il avait formulé les Quatre Immuables :

Tu ne devras jamais aller à la Lumière.

Tu ne devras jamais emporter tes frères à la Lumière.

Tu ne devras jamais aider la Lumière, d’aucune manière. Enfin, la règle la plus importante de toutes.

Garantissant la paix et la sécurité de la Famille :

Tu ne devras jamais traiter avec les Fous, ceux qui vivent subjugués par la Lumière.

 

Les Fous. Voilà pourtant un groupe d’individus qui fascinait Eremia. Elle était la petite fille de l’Illustre. Pourtant, la Famille lui ordonnait de les craindre depuis sa naissance. Elle avait toujours vécu en suivant une discipline stricte, forcée à réaliser les mêmes actions sans flancher, de la même manière, aux mêmes heures, afin d’échapper à la Lumière. Cependant Eremia était héritière de ce trait que son grand-père lui avait transmis, malgré lui, l’amenant à entrer en contact avec la Lumière : la curiosité.

Eremia remettait toujours tout en question. Personne n’était jamais parvenu à la manipuler ni à lui dicter quelle opinion avoir sur quel sujet. C’était également le cas pour la Lumière et les Fous.

 

Les Fous. Voilà le nom qu’on attribuait au groupe qui séjournait hors de la maison. Ils refusaient de se cacher de la Lumière, et la Famille ne les apercevait qu’après le départ de ce qui les effrayait tant. C’étaient des êtres étranges, toujours dansants, riants, et ils ne prenaient jamais rien au sérieux. Nus, ils s’offraient à la Lumière lors de ses passages, ce qui leur avait donné leur couleur dorée et tannée si particulière, la marque ténébreuse des rayons de l’entité. Ils clamaient haut et fort qu’ils n’existaient pas. Leur sort n’était en rien enviable, et la Famille faisait tout pour éviter leur contact voire pire : devenir comme eux.

Malgré toutes les interdictions, malgré le contrôle strict qu’avait la Famille sur la vie de chacun de ses membres, Eremia cachait un secret. Elle partait aux heures les plus calmes parler aux Fous. Elle se faufilait hors des murs de la demeure et échangeait pendant de longs moments avec eux. À chaque sortie, elle s’émerveillait : au plafond des Fous étaient suspendues des milliers et des milliers de bougies, comme celles que la Famille utilisait pour s’éclairer les moments où la Lumière arrêtait de les chasser. Ces petites bougies semblaient si lointaines. La jeune femme sentait un souffle immense, puissant, glacial, et se demandait qui donc parmi les Fous pouvait respirer si fort. Elle voyait parfois des chauves-souris, les mêmes lui servant de nourriture tandis que les fous se nourrissaient de grands êtres cornus à l’apparence singulière. Ces chauves-souris, elles volaient librement dans la vaste pièce que partageaient les Fous. Leur demeure lui semblait infinie.

Les Fous, eux, aimaient Eremia. Chaque fois qu’elle venait après le départ de la Lumière, ils prenaient un grand plaisir à danser pour elle dans l’espoir qu’elle les rejoigne. Elle refusait à chaque fois par amour pour sa mère qu’ils horrifiaient.

La jeune curieuse s’était particulièrement liée d’amitié avec un des Fous, le vieux Nessuno. Elle ne le comprenait pas toujours, mais elle appréciait sa compagnie. Elle appréciait surtout la manière dont il décrivait sa demeure qu’il nommait ‘’le Monde’’. Elle rêvait de le voir mais craignait la Lumière, car elle rôdait sans cesse, emportant des membres de la Famille et des Fous, les faisant disparaitre. Surement pour les dévorer. Un soir, elle lui posa une question.

« – Nessuno, la Lumière… Pourquoi vous ne la redoutez pas, vous les Fous ? Pourquoi elle ne vous enlève pas tous ? »

Le vieillard marqua un long silence avant sa réponse. Puis, il prit une grande inspiration.

« – Jeune inconsciente – puisque tel était son surnom -, nous, les Fous, ne craignons pas la Lumière car elle est ici la seule chose de vrai. Rien d’autre n’existe ; ni moi, ni les reclus si ce n’est elle. En revanche, si tu veux… »

Ses mots furent coupés brusquement par les cris de la mère d’Eremia. Enragée, elle lui hurlait par la fenêtre de rentrer sur le champ, animée par une force terrifiante qui glaça la jeune fille. Elle se leva en panique, le cœur fracassant sa poitrine après avoir été découverte avec les Fous. Songeant aux conséquences, elle se précipitât dans la demeure. Nessuno lui cria ces derniers mots :

« Découvre la Lumière, vis-la ! Viens ensuite danser avec nous ! »

 

À peine fut-elle entrée dans la bâtisse que sa mère la plaqua contre le mur délabré. Elle tonnait contre elle, lui reprochant d’avoir transgressé le plus grand Interdit de l’Illustre. Eremia n’avait jamais vu sa mère ainsi. Elle était terrifiée.

Toute la Famille fut réveillée par ce vacarme. Une réunion d’urgence se tint alors : il fallait savoir quel sort réserver à cette traîtresse. Soudain, les cris de colère de la Famille contre Eremia se turent lorsqu’ils virent le ciel s’illuminer dehors : la Lumière arrivait.

Il était beaucoup trop tôt ! Jamais encore la Lumière n’était venue rôder à ces heures. Vite, toute la Famille se pressa. Surtout, il ne fallait qu’aucun des bras de la Lumière n’arrive dans la maison et ne touche quelqu’un. Chaque homme et chaque femme s’agitait, clouait aux fenêtres des grandes planches de bois sur lesquelles avaient été joints des tissus. Les plus jeunes et les anciens étaient menés à la Grotte sous la demeure avant tout le monde. Alors que les membres de la famille s’acharnaient à la tâche et colmataient chaque recoin de la maison, un cri glaçant survint de l’étage. Il fût suivi d’une vision d’horreur : un des bras de la Lumière, tout orangé, était entré dans le bâtiment par une des fenêtres du haut. Elle avait emporté un des membres de la Famille qui devait la colmater. C’était trop tard.

Se bousculant, marchant les uns sur les autres, les derniers à ne pas avoir gagné la Grotte s’y jetèrent en quelques secondes. Les moins chanceux étaient absorbés par les membres de l’Être et disparaissaient aussitôt. Alors que la Lumière approchait lentement sa main vers le refuge de la Famille, Eremia ferma la porte en tant que dernière rescapée du massacre. Dans sa précipitation, elle tomba au pied des escaliers.

En se relevant, elle vit la Lumière devant la porte entourer cette dernière de tout son être mais elle ne pénétrait pas dans la cave. Tout le monde retenait son souffle. Un silence de mort régnait dans la Grotte. Les chants des Fous se percevaient au dehors.

Eremia était debout devant les escaliers, regardant la porte. Elle se rappela les dernières paroles de Nessuno. Regardant la Famille, la jeune fille réalisa enfin quel était leur mode de vie. Elle pensa aux Fous. Elle réalisa qu’ils étaient heureux. Se retournant, Eremia lança alors une ultime parole : « Adieu à votre absurdité, je vais danser avec les Fous ».

Et elle ouvrit la porte à la Lumière.

 

Elle se retrouva dans un lieu étrange. Une salle blanche, tapissée de nacre et emplie de meubles d’ivoire. Ses yeux la brûlaient atrocement ; sa peau semblait fondre au contact des multiples bras rayonnants sortant de la voute surplombant la salle. Tandis qu’elle était encore allongée, la Lumière surgit au-dessus d’Eremia, et se mit à lui parler singulièrement.

L’Être lui demanda d’abord comment elle allait. Puis si elle ressentait quelque chose de différent en elle, ce à quoi Eremia ne savait pas répondre. Ensuite, la Lumière lui parla de substances qu’il fallait qu’elle prenne, qu’elle nommait ‘’traitement’’. Eremia ne comprenait pas. Néanmoins elle prit son courage à deux mains, et osa enfin poser ses questions :

« Qu’est-ce que vous êtes ? Pourquoi mes semblables vous fuient ? Que faites-vous aux enfants, et pourquoi les Fous vous vénèrent ? »

La Lumière mit du temps à répondre. Elle était toujours là pourtant, et semblait respirer. Elle donnait l’impression de murmurer, seule, à propos de ‘’rechute’’, ‘’d’oublier’’.

Après de longues minutes, l’étrange-être lui répondit enfin.

« Madame… Nous allons devoir essayer une nouvelle méthode. Il faut que vous vous souveniez… Les Fous, la Famille, la Lumière… Rien n’est vrai. Il n’y a que nous ici, vous et moi. Votre demeure, vos rites, cela n’existe pas. »

À ces paroles, Eremia eut des souvenirs qui jaillirent. Elle se revit discuter avec Nessuno, mais elle était seule et se répondait à elle-même. Elle se voyait changer de voix en hurlant qu’il fallait retrouver immédiatement sa demeure. Alors qu’elle courait, elle se lançait « Découvre la Lumière, vis-la ! Viens ensuite danser avec nous ! ». L’instant d’après, Eremia se voyait fuir la Lumière, se bousculer elle- même… La Lumière avait raison, la jeune femme était seule. Tout ce qui existait autour n’était pas réel. La Lumière l’avait créée.

Alors qu’elle réalisa sa solitude, Eremia se sentie plonger dans le sommeil.

 

 

 

À son réveil, elle était devant la demeure. La Lumière était puissante mais ne disait pas un mot. Elle éclairait l’immensité du monde, avec des couleurs que l’Isolée n’avait jamais vues avant. Au loin, elle entendait des cris. Ceux des fous. Eremia pensa alors à la Lumière, cet être si mystérieux qui avait tout créé ici ; l’illusion de l’existence de tous ces êtres. Elle ne savait de la Lumière qu’une chose : elle avait pour seul cruel objectif de la voir vivre et souffrir de la solitude.

Eremia comprenait enfin la famille, qui l’avait mise en garde contre la Lumière. Elle aurait dû écouter leurs illusions, pas celles des fous. Malgré tout, rien de tout cela ne lui importait.

S’approchant de la danse frénétique de ceux ayant découvert la Lumière, elle enleva ses vêtements blancs. La Lumière ne lui brûlait plus ni les yeux ni la peau. Elle se mit alors à tournoyer avec ces fous. Peut-être qu’ils avaient raison ? Ils savent qu’ils n’existent pas, mais ils dansent. Ils ne sont pas vraiment, mais ils vivent dans la joie. Eremia décida de les rejoindre et d’enfin danser à son tour, d’entrer parmi les fous qui vivent heureux.

C’est pendant qu’elle tournoyait dans une grande farandole, criant avec les autres fous, qu’une pensée lui vint en tête : La Lumière avait-elle menti ? Peut-être que sa seule volonté était de faire croire à tous ces gens que rien n’était vrai, que rien n’existait ?

Qu’importe. Eremia savait la lumière toute puissante, elle savait qu’elle se jouait d’elle et de ses semblables. Rien n’avait de sens. Rien n’avait de valeur. Alors, avec les autres fous, elle continua de danser en regardant fixement la Lumière, riant avec eux.

A cet instant, l’Être Mystique prononça ses dernières paroles insensées :

« Nous ne pouvons plus rien faire pour elle, transférez là ».

 

Corentin GAILLARD

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