Découvrez le texte ayant remporté le 3ème prix de notre concours d’écriture sur le thème de la folie !
La Faille
Dorian lisait d’un œil distrait. Son livre était intéressant mais il relisait sans cesse le même passage depuis de longues minutes. En réalité, son regard se portait sur une anomalie de son appartement. Enfin plutôt qu’une anomalie, un petit détail dérangeant, un léger défaut. Une faille. La plinthe sous le meuble d’évier de sa minuscule cuisine était mal installée, ouverte, et laissait apparaître le sol sous les meubles. Cet interstice de quelques centimètres était déjà là quand il avait pris l’appartement. Au vu de la somme astronomique qu’il lui coûtait, le locataire avait demandé à ce que cela soit réglé. Le propriétaire lui avait assuré qu’il enverrait quelqu’un la réparer, mais voilà plusieurs mois qu’il y était déjà, et rien ne s’était produit. Personne n’était venu. Le trou demeurait. Dorian avait fait avec et ne s’en préoccupait pas réellement. Régulièrement, il tirait cette planchette de bois, tentant de réduire l’interstice, pour que son chat n’aille pas se faufiler dans l’espace dégoûtant et étroit. Seulement, depuis quelques jours, cette ouverture l’ennuyait plus que d’accoutumée.
Au début, ce n’était qu’une contrariété, un agacement latent qu’il n’arrivait pas à formuler. Il se surprenait à y jeter des coups d’œil furtifs en passant, sans vraiment comprendre pourquoi. Puis, la sensation s’intensifia. Il croyait voir la planche bouger légèrement, comme si elle n’était pas aussi stable qu’il l’avait cru. Il se demandait s’il n’y avait pas un courant d’air qui s’y insinuait, soulevant imperceptiblement la poussière sous le meuble. Mais ses fenêtres demeuraient fermées. Une nuit, alors qu’il traversait la pièce à pas feutrés, il lui sembla entendre un grattement discret en provenance de l’ouverture. Il s’arrêta net, le cœur battant. Était-ce son chat qui s’y aventurait malgré lui ?
Les jours suivants, la sensation d’étrangeté s’amplifia. Il la voyait partout. Chaque ombre, chaque fissure dans les pavés de la rue lui rappelait cette béance absurde, ce vide inutile entre deux espace. Lorsqu’il fermait les yeux, elle était là, imposante et provocante. Il tenta d’en détourner son esprit en parcourant la ville, en errant dans les ruelles, mais l’agitation urbaine le dégoûtait de plus en plus. Il se promenait seul, la tête basse, évitant les regards, et nul ne lui adressait la parole. Chaque jour, il trouvait dans sa boîte aux lettres quelques courriers de sa famille, des nouvelles de sa campagne natale qu’il ne se donnait même plus la peine d’ouvrir. À quoi bon ? Il n’y avait plus rien pour lui là-bas.
Même à l’Académie, où il se rendait encore par habitude, il se sentait invisible. Ses camarades ne lui adressaient que des salutations polies, sans chercher à engager de conversation. Il voyait bien qu’il n’était qu’une silhouette de plus dans l’atelier, une présence fugace qui n’intéressait personne. Il finissait toujours par repartir sans avoir parlé à âme qui vive, ses esquisses sous le bras, le regard absent.
Un jour, pourtant, il osa interpeller son propriétaire dans le couloir. Souhaitant se débarrasser de son agacement, il lui rappela la plinthe défectueuse, expliquant qu’elle semblait de plus en plus instable. L’homme le dévisagea avec un froncement de sourcils, avant de secouer la tête avec une certaine impatience.
« L’ouvrier est déjà passé. », affirma-t-il d’un ton tranchant.
Dorian resta interdit. Jamais personne n’était venu. Alors pourquoi cet homme mentait-il ? Un frisson désagréable lui parcourut l’échine. Il balbutia une réponse, mais son propriétaire haussa les épaules et s’éloigna sans un mot de plus. Dorian resta figé dans le couloir, dérangé par cet absurde échange.
Rentré chez lui, l’obsession revenait. Il s’accroupit devant l’ouverture et l’observait longuement, comme pour y chercher un sens, une explication, une raison à ce malaise qui s’insinuait en lui. L’artiste qu’il était se força à exprimer son malaise par son art. Il commença à la peindre, d’abord timidement, dans un coin de toile, comme un détail anodin au milieu de pléthores éléments décousus. Puis, elle s’étendit, s’imposa à son art. Ses croquis, ses ébauches, ses traits : tout portait la marque de cette faille. Il la rêvait la nuit, cauchemardait d’un gouffre sans fond sous son plancher, d’un abîme grouillant de formes informes et de murmures sinistres.
Les jours s’écoulaient et la ville, dehors, avait disparu. Seul comptait son étroit appartement et le silence qui l’habitait, un silence épais, que seul son chat venait troubler de temps à autre d’un miaulement plaintif ou d’un frémissement de griffes sur le parquet. Dorian tenta d’échapper à cette fixation en se plongeant dans d’autres œuvres, en errant dans des musées, en feuilletant des recueils poussiéreux à la lumière faiblarde d’une lampe. Mais chaque ligne lue, chaque tableau contemplé semblait révéler une faille similaire, un interstice inquiétant. Il voyait des brèches dans les ciels tourmentés de Turner, dans les ombres épaisses de Caravage, dans la patine vieillie des statues antiques. Le sixième Sceau brisé de Danby lui parut plus réel que jamais. Partout, il percevait ce même motif insidieux, cette invitation muette à un ailleurs effrayant et inconnu.
Il cessa de dormir. Ses jours étaient plus longs et ses nuits aussi. Quand la ville s’endormait, ses yeux se perdaient dans des formes mouvantes et inconnues, dansant dans l’obscure interstice. Quelquefois, il s’éveillait en sursaut, persuadé d’avoir entendu son propre nom soufflé par une voix lointaine.
Il perdit la notion du temps, et les jours s’amalgamaient dans une brume indistincte. Son appartement, autrefois baigné d’une douce lumière, était désormais une grotte sombre, remplie de toiles aux couleurs charbonneuses, de sculptures difformes et menaçantes. Il oubliait de manger, de se laver. Sa silhouette s’émaciait, son teint prenait une pâleur maladive, sa barbe poussait, hirsute. Chaque bruit, chaque mélodie urbaine lui était devenue insupportable. Le rire de cet enfant insouciant, le cri de ce vendeur de journaux, la roue de ce vélo mal fixée, devenaient des offenses à son obsession. Pourquoi était-il le seul à voir les brèches de cette ville ? Les autres les ignoraient-ils superbement sans se poser la moindre de question ? Ces moutons sans cervelles s’étaient-ils habitués à ces anomalies ? Comment pouvaient-ils supporter le brouhaha des marchands et de la rue, tout en ignorant l’immense silence de ces déchirures ? Dorian se murait dans son appartement et son silence.
Les jours se suivaient et le monde extérieur lui parut plus irréel et brouillon que jamais. La ville, devenue un théâtre d’automates, ne lui présentait que des silhouettes sans âmes, aux gestes répétitifs et mécaniques. Les conversations autour de lui se dissolvaient et l’artiste ne faisait plus la différence entre ce bourdonnement indistinct et le murmure insensée qu’il entendait désormais chez lui chaque nuit, quand le monde s’endormait. Mais lui demeurait, éveillé et hagard, sur le qui-vive dans ce brouillard. La couleur avait perdu son intensité, tout ne semblait que nuances de gris. Ses jours étaient plus longs, mais ses nuits aussi.
Il ne savait plus depuis combien de temps il n’avait pas parlé à quelqu’un. Ou plutôt, il ne savait plus si on lui répondait vraiment. Ses rares interactions se résumaient aux marchands lors de ses courses pour sa subsistance et celle de son chat. Parfois, il adressait une parole polie aux gens en face de lui mais tous le regardaient avec une lueur étrange, un sourire figé. Il avait l’impression qu’ils ne bougeaient plus dès qu’il détournait le regard, comme s’ils n’existaient qu’au moment où il posait les yeux sur eux. Des pantins dans le théâtre oppressant de la Ville. À l’Académie, il se surprit à fixer un confrère, un jeune peintre aux mains tachées d’encre. L’homme se tenait là, immobile pendant plusieurs secondes, ou était-ce des minutes ? Son visage flou était une peinture à peine esquissée. Un instant plus tard, il bougeait et le croquis de son faciès repris des traits précis.
Dorian marchait dans la Ville comme un étranger en terre hostile. Tout lui semblait désagréablement nouveau et inconnu. Cette façade de grès et de brique sur les quais, il l’avait toujours connue droite et symétrique mais là voici à présente, tordue, avec des fenêtres creusées comme des orbites. Ces pavés qu’ils avaient tant observés pour leur polissage, il les voyait rugueux et suintant d’une sorte de matière huileuse. Comme si toute la rue suintait d’une substance inconnue, visqueuse et immonde. Plus il avançait, plus cet aspect gagnait en intensité. Il n’y avait plus de clarté dans ces ruelles tortueuses, seulement un gris épais qui pesait sur ses épaules comme une chape d’angoisse. L’air vibrait d’une rumeur sourde, un grondement indistinct, semblable à une respiration profonde et lointaine. Il ne savait plus si c’était le vent qui s’engouffrait dans les cheminées ou la ville elle-même qui murmurait, qui haletait, qui attendait. Qui l’attendait, lui. Dorian pressa le pas. Les édifices semblaient se tordre à mesure qu’il passait devant eux, leurs briques saillantes comme des dents prêtes à se refermer sur lui. Les enseignes des boutiques n’avaient plus de sens : les lettres dansaient, se mêlaient en un charabia absurde qui lui donnait le vertige. À travers les vitrines, il croyait apercevoir des silhouettes floues, comme vues à travers un voile d’eau trouble. Elles bougeaient à peine, figées dans des postures grotesques, et quand il clignait des yeux, elles avaient disparu. Les rues s’enroulaient autour de lui, le ramenant inexorablement au même carrefour, aux mêmes pavés fendus d’où semblait s’échapper une vapeur âcre. La ville n’était plus une simple structure de pierre et de bois ; elle était un organisme, un monstre gargouillant, un labyrinthe vivant qui jouait avec lui, qui l’attirait vers son centre affamé.
Et soudain, une révélation le frappa avec une brutalité glaciale : tout ceci était la même chose. La Ville et l’interstice. L’Ouverture sous son évier n’était qu’une excroissance de ce monstre immense, une fissure par laquelle quelque chose d’invisible cherchait à s’insinuer dans son esprit.
Son souffle se coupa. Il devait rentrer.
À peine le seuil franchi, Dorian entendit son chat feuler. Il le trouva, recroquevillé dans un coin, l’échine et la queue frémissantes, fixant l’ouverture sous l’évier. Cette boule de poile, un être d’ordinaire si flegmatique, semblait terrifié. Dorian fixait à son tour la plinthe de bois décalée, tandis que son chat crachait et s’hérissait un peu plus.
L’homme resta immobile un instant devant ce trou, la respiration coupée, l’esprit engourdi par le manque de sommeil et son obsession. Il s’agenouilla et posa une main tremblante sur le bord du bois. Il hésitait. Sentant sous la pulpe de ses doigts le grain du bois malgré la couche de peinture, il lui semblait que la matière vibrait. Imperceptiblement certes, mais elle semblait bouger à la manière d’un poumon, comme si la fissure respirait. Il crut même apercevoir une forme mouvante et gracieuse, se rapprochant de lui, tentant de sortir de la noirceur. Un simple jeu de lumière probablement, ou même une petit insecte trop content de revoir un peu de lumière. Dorian n’en pouvait plus. Cette béance l’obsédait, le menaçait, l’observait nuit et jour. A cause d’elle, ses jours étaient plus longs et ses nuits aussi.
D’un coup sec, l’artiste arracha la planche, agrandissant cette faille. Il offrit plus d’espace à l’obscurité nichée sous ce meuble et elle sembla s’étendre, s’étirer et avaler tout ce qui l’entourait. Une odeur nauséabonde accompagnait cette noirceur, comme une humidité chargée de souffre. Dorian vit de nouveau la forme étrange, elle se tordait, cherchant à envahir et à posséder chaque espace qui lui était accordé. Une masse informe prête à surgir et à dévorer chaque particule sur son passage. L’homme s’approcha un peu plus, comme hypnotisé par cette noirceur parfaite. Il lui semblait presque qu’un regard était fixé sur lui, comme un œil immense et étrange. L’œil éburnéen de la Ville, de la Faille, de cette obscurité qui se nichait partout, dans chaque fissure de ce monde, prête à l’engloutir. Lorsqu’il entendit un souffle rauque et un murmure dans ses oreilles, Dorian recula brusquement. Le son sifflant et l’injonction «Viens» s’insinuaient dans son esprit. Il tenta de se relever mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Il tomba au sol, le souffle court, en proie à une terreur incontrôlable. La Ville, tout comme cette fissure, l’avait englouti. La frontière entre l’obscurité et la lumière, entre le réel et le rêve, s’était effondrée.
Quelques jours après leur dernier échange, le propriétaire des lieux se rendit à l’appartement de Dorian. Des voisins de l’artiste s’étaient plaints d’une odeur de soufre provenant de son appartement et des miaulements incessants de son matou depuis plusieurs jours. Lorsqu’il ouvrit la porte, un froid inhabituel s’échappa de l’intérieur, comme si la pièce avait été laissée en suspens, figée dans un silence mortel.
Le chat était bel et bien là, miaulant mais immobile au milieu du salon, l’échine hérissée et griffes sorties. Ses yeux fixaient un point invisible dans la cuisine, avec une intensité inquiétante. Cependant, il n’y avait aucune trace de Dorian. Aucun signe de lutte, aucun objet déplacé. L’appartement semblait avoir été déserté dans la hâte, tout en abandonnant son chat. Les effets personnels de Dorian avaient disparu, ainsi que ses croquis ou ses toiles, habituellement éparpillés et envahissant toutes les pièces du petit logis. Tout semblait avoir été avalé. Seule une œuvre étrange, inachevée, se tenait là, au centre de l’atelier.
Une fissure noire
La toile était immense, une scène qui semblait tout droit sortie des entrailles de l’enfer. Une fissure noire, béante d’où surgissaient des formes noueuses, des immondices aux airs de monstres, des êtres difformes terrifiants et fascinants. Des démons. Des ombres. Des visages de peur et de haine. Chaque détail de l’œuvre semblait vibrer d’une menace silencieuse. Il fit volte-face, évitant d’attarder son regard sur cette toile, une sueur froide perlant sur son front. Il avait connu bien des artistes et des œuvres étranges et horrifiques, mais celle-ci… celle-ci lui provoquait une peur profonde, une peur qu’il ne connaissait pas, une peur qui remontait aux temps où l’homme n’était qu’une simple proie. Son regard glissa alors jusque vers la plinthe. Comme il l’avait promis, la menuiserie avait été remise en place, parfaite et immaculée. Elle était là, sans défaut. Il s’approcha du chat, saisit l’animal docile dans ses bras sans un mot, et sortit de l’appartement.
L’appartement. Il allait devoir le remettre en location, bien entendu, son locataire avait visiblement déménagé à la hâte pour une quelconque raison. Il n’avait rien laissé d’autre que le chat et la toile affreuse, dont l’homme se débarrasserait rapidement. Il ferma la porte en sortant, et la serrure émit un bruit sec. Mais au moment de tourner la clef dans la serrure, un léger crissement le fit s’arrêter net. Un bruit subtil, presque imperceptible, comme du bois grattant contre du carrelage, émanant de la cuisine de l’appartement. Il se redressa brusquement, fixant la porte fermée. Son regard hésita un instant. Ce n’était probablement rien, juste l’écho d’un bruit lointain. Il haussa les épaules et sortit de l’immeuble. Le silence de la rue endormie l’enveloppa, et il apprécia la douce chaleur du soleil pendant qu’il rentrait, un nouveau compagnon sous le bras.
La rue était calme. La ville était calme.
Mathilde BERTRAND