École du Louvre Junior Conseil a cette année encore réalisé une mission en collaboration avec le Club international pour participer à l’accueil des élèves internationaux de l’École ! La mission comprenait trois médiations : une visite des chefs-d’œuvre méconnus du Louvre, une visite des quartiers du Louvre et du Marais et une visite « jeu de piste » du quartier Latin à destination des élèves internationaux de l’École du Louvre. Les objectifs de cette mission étaient de faire découvrir la culture française aux élèves internationaux, de faciliter leur intégration et de les guider dans leur nouveau cadre de vie.
Nous avons rencontré Lucie, qui a activement participé à la mise en place de cette mission. Chef de projet au pôle Commercial de la Junior Entreprise et élève en troisième année de premier cycle en spécialité arts du XIXe siècle, elle est entrée cette année à l’école du Louvre par équivalence, après deux années de prépa. Nous lui avons demandé de présenter la Junior Entreprise pour ceux et celles qui ne la connaîtraient pas, puis de nous expliquer plus en détails cette mission.
Flora : Est-ce tu pourrais nous présenter la Junior-Entreprise pour ceux et celles qui ne la connaîtraient pas ? Nous expliquer de quoi il s’agit et quelles sont ses missions ?
Lucie : La Junior-Entreprise est, globalement, une entreprise gérée par des étudiants et pour des étudiants et à vocation non lucrative. Notre but est de nous professionnaliser, que ce soit de la part des membres actifs, comme moi par exemple, en gérant la structure à un poste précis sur une année entière de novembre à novembre de l’année suivante ou de la part des intervenants ou adhérents. Il s’agit de n’importe quel élève de l’école qui peut postuler à nos missions (médiation, rédaction etc.). Ils sont rétribués pour leur mission. Nous travaillons avec beaucoup de types de structures différentes, comme le musée du Louvre ou du Jeu de Paume, Chanel… mais aussi avec des plus petites structures ou musées…
Mesdames, Messieurs. Merci d’avoir pris place à bord de la barque Charon n°3654 en provenance de la Terre et à destination des Enfers. La barque sera sans arrêt jusqu’aux Enfers. Pour votre sécurité, nous vous prions de bien vouloir vous éloigner des chiens mutants, boîtes suspectes et de ne pas vous retourner. Nous vous souhaitons un excellent voyage !
Homère, Odyssée, chant XI : « Le vaisseau arrivait au bout de la terre, au cours profond de l’Océan. Là sont le pays et la ville des Cimmériens, couverts de brumes et de nuées ; jamais le soleil, pendant qu’il brille, ne les visite de ses rayons, ni quand il les retourne du ciel vers la terre ; une nuit maudite est étendue sur ces misérables mortels. »
Quelle drôle d’idée de s’être embarqué dans une telle pérégrination ! Surtout que limbes, ce n’est pas la Côte d’Azur ! C’est PIRE que la Bretagne diraient certains, sauf qu’il n’y pleut pas. Les limbes portent bien leur nom si l’on s’en tient à leur étymologie latine – limbus, qui signifie « bordure », « lisière », « frontière ». On y trouve les portes des Enfers, rigoureusement cartographiées aujourd’hui et bien connues des guides touristiques : le gouffre de Padirac, la grotte Plutonium, le cratère de Darvaza, le Mont Fengdu, les volcans (dont le Masaya et le Hekla), les grottes jumelles en Palestine, le lac Averne… Faites votre choix, il y en a sur tous les continents. Attention cependant de ne pas chopper une cochonnerie au passage, car il y a en plein qui se tapissent à l’entrée des Enfers dans l’espoir de sauter sur le premier vivant un peu naïf qui s’aventure dans le coin.
Virgile, Enéide, livre XI : « Dans le vestibule même, à l’entrée des gorges de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l’esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes. Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s’y rencontrent : les Centaures, à l’écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l’Ombre au triple corps. »
Vous connaissez peut-être l’inscription latine « Cave canem », qui ornait de nombreux vestibules romains. Eh bien rien de nouveau sous le soleil et sous terre : faites attention au toutou de messire Pluton et de damoiselle Perséphone. C’est comme lorsque l’on se promène dans un quartier et que tous les clébards du quartier se jettent sur le grillage en hurlant, manquant au passage de nous causer une crise cardiaque car l’on n’était pas prévenus de leurs intentions. Eh bien là, mieux vaut avoir prévu le coup si l’on se fie à Dante.
Dante, La Divine Comédie, Chant IV :
« Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. »
Petits conseils : méfiez-vous de vos fréquentations là-bas, vous pourriez tomber sur des petits délinquants du genre d’Hercule qui tue les pauvres vaches de Pluton pour le fun et qui sème la zizanie en se fightant avec tout ce qui bouge (Apollodore, Bibliothèque, II, 5). Pensez aussi à bien réserver votre billet à l’avance et à ne pas oublier une petite obole pour que le nocher vous prenne en VIP.
Enéide livre XI : « De là part une route qui mène aux ondes de l’Achéron du Tartare […]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes […], enfants […] ; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l’automne […]. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d’atteindre l’autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il a écartés. »
Se pose maintenant la question du guide. Si vous êtes déjà mort, nous vous conseillons d’éviter absolument un certain Orphée qui, malgré toutes ses promesses, ne parviendra pas à vous faire sortir de l’antre infernale (c’est un gros arnaqueur, ne vous faites surtout pas avoir). En revanche, notre ami Gautier vous conseille une certaine vierge, peu causante, mais belle comme peut l’être une morte – à vous de juger si les deux sont compatibles.
La Comédie de la mort (Gautier) :
« Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre,
Au lieu d’être vermeil.
Un souffle fait plier sa taille délicate ;
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
Pendent languissamment ;
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
Reste sans mouvement.
Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,
Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière
Luisent ses deux grands yeux,
Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire,
Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire
À flots silencieux. […]
Nous marchons en suivant la spirale terrible
Vers le but inconnu,
Par un enfer visant sans caverne ni gouffre,
Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,
Sans Belzébuth cornu. »
Bon, on va pas se le cacher, accomplir tout un voyage, franchir mille et mille obstacles, tout ça c’est bien beau, mais pas très rapide. Comme le temps, c’est de l’argent, et que business is business, Rimbaud nous a trouvé un jet privé. Même pas besoin de marcher pendant des jours et des jours, naviguer, dompter des toutous méchants et même pas beaux, il suffit juste de boire un peu de la « liqueur non surtaxée de Satan ». Le seul inconvénient, c’est que ça secoue un peu et que ça tue (mais ça, ça relève du détail).
Rimbaud, Une Saison en enfer, “Nuit de l’Enfer” :
« J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! […] Je me crois en enfer, donc j’y suis. […] Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas, – et le ciel en haut. -Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. »
Mais finalement, pourquoi descendre si bas ? Pourquoi est-ce qu’on s’embête comme ça pour trouver le meilleur moyen de rejoindre les Enfers ? Les Enfers, on les trouve aussi sur Terre. Il suffit de partager la vie des gens qui n’ont rien sauf la vie et qui la risquent pour gagner de quoi subsister. C’est ce qu’expérimente Etienne Lantier dans une mine au XIXe siècle.
Zola, Germinal : « En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux. […] Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. […] Ils devaient s’effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle le perdait de plus en plus sous la terre ; et ce dont il souffrait surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu’il se rapprochait du puits. »
Peut-être qu’en fin de compte, l’enfer n’est pas un barbecue immense où les damnés se font griller juste à point par des petites créatures au regard vicieux. Peut-être que c’est juste un hiver sans fin, une solitude impénétrable. Ça a des airs de ressemblance avec la Terre, c’est pas si exotique comme destination… On testera le Paradis une prochaine fois.
Mesdames, Messieurs. Merci d’avoir pris place à bord de la barque Charon n°3654 en provenance de la Terre et à destination des Enfers. La barque sera sans arrêt jusqu’aux Enfers. Pour votre sécurité, nous vous prions de bien vouloir vous éloigner des chiens mutants, boîtes suspectes et de ne pas vous retourner. Nous vous souhaitons un excellent voyage !
Homère, Odyssée, chant XI : « Le vaisseau arrivait au bout de la terre, au cours profond de l’Océan. Là sont le pays et la ville des Cimmériens, couverts de brumes et de nuées ; jamais le soleil, pendant qu’il brille, ne les visite de ses rayons, ni quand il les retourne du ciel vers la terre ; une nuit maudite est étendue sur ces misérables mortels. »
Quelle drôle d’idée de s’être embarqué dans une telle pérégrination ! Surtout que limbes, ce n’est pas la Côte d’Azur ! C’est PIRE que la Bretagne diraient certains, sauf qu’il n’y pleut pas. Les limbes portent bien leur nom si l’on s’en tient à leur étymologie latine – limbus, qui signifie « bordure », « lisière », « frontière ». On y trouve les portes des Enfers, rigoureusement cartographiées aujourd’hui et bien connues des guides touristiques : le gouffre de Padirac, la grotte Plutonium, le cratère de Darvaza, le Mont Fengdu, les volcans (dont le Masaya et le Hekla), les grottes jumelles en Palestine, le lac Averne… Faites votre choix, il y en a sur tous les continents. Attention cependant de ne pas chopper une cochonnerie au passage, car il y a en plein qui se tapissent à l’entrée des Enfers dans l’espoir de sauter sur le premier vivant un peu naïf qui s’aventure dans le coin.
Virgile, Enéide, livre XI : « Dans le vestibule même, à l’entrée des gorges de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l’esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes. Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s’y rencontrent : les Centaures, à l’écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l’Ombre au triple corps. »
Vous connaissez peut-être l’inscription latine « Cave canem », qui ornait de nombreux vestibules romains. Eh bien rien de nouveau sous le soleil et sous terre : faites attention au toutou de messire Pluton et de damoiselle Perséphone. C’est comme lorsque l’on se promène dans un quartier et que tous les clébards du quartier se jettent sur le grillage en hurlant, manquant au passage de nous causer une crise cardiaque car l’on n’était pas prévenus de leurs intentions. Eh bien là, mieux vaut avoir prévu le coup si l’on se fie à Dante.
Dante, La Divine Comédie, Chant IV :
« Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. »
Petits conseils : méfiez-vous de vos fréquentations là-bas, vous pourriez tomber sur des petits délinquants du genre d’Hercule qui tue les pauvres vaches de Pluton pour le fun et qui sème la zizanie en se fightant avec tout ce qui bouge (Apollodore, Bibliothèque, II, 5). Pensez aussi à bien réserver votre billet à l’avance et à ne pas oublier une petite obole pour que le nocher vous prenne en VIP.
Enéide livre XI : « De là part une route qui mène aux ondes de l’Achéron du Tartare […]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes […], enfants […] ; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l’automne […]. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d’atteindre l’autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il a écartés. »
Se pose maintenant la question du guide. Si vous êtes déjà mort, nous vous conseillons d’éviter absolument un certain Orphée qui, malgré toutes ses promesses, ne parviendra pas à vous faire sortir de l’antre infernale (c’est un gros arnaqueur, ne vous faites surtout pas avoir). En revanche, notre ami Gautier vous conseille une certaine vierge, peu causante, mais belle comme peut l’être une morte – à vous de juger si les deux sont compatibles.
La Comédie de la mort (Gautier) :
« Pour guide nous avons une vierge au teint pâle Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle Des lèvres du soleil. Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre, Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre, Au lieu d’être vermeil.
Un souffle fait plier sa taille délicate ; Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate, Pendent languissamment ; Sa main laisse échapper une fleur qui se fane, Et, ployée à son dos, son aile diaphane Reste sans mouvement. /
Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre, Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière Luisent ses deux grands yeux, Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire, Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire À flots silencieux. […]
Nous marchons en suivant la spirale terrible Vers le but inconnu, Par un enfer visant sans caverne ni gouffre, Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre, Sans Belzébuth cornu. »
Bon, on va pas se le cacher, accomplir tout un voyage, franchir mille et mille obstacles, tout ça c’est bien beau, mais pas très rapide. Comme le temps, c’est de l’argent, et que business is business, Rimbaud nous a trouvé un jet privé. Même pas besoin de marcher pendant des jours et des jours, naviguer, dompter des toutous méchants et même pas beaux, il suffit juste de boire un peu de la « liqueur non surtaxée de Satan ». Le seul inconvénient, c’est que ça secoue un peu et que ça tue (mais ça, ça relève du détail).
Rimbaud, Une Saison en enfer, “Nuit de l’Enfer” :
« J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! […] Je me crois en enfer, donc j’y suis. […] Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas, – et le ciel en haut. -Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. »
Mais finalement, pourquoi descendre si bas ? Pourquoi est-ce qu’on s’embête comme ça pour trouver le meilleur moyen de rejoindre les Enfers ? Les Enfers, on les trouve aussi sur Terre. Il suffit de partager la vie des gens qui n’ont rien sauf la vie et qui la risquent pour gagner de quoi subsister. C’est ce qu’expérimente Etienne Lantier dans une mine au XIXe siècle.
Zola, Germinal : « En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux. […] Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. […] Ils devaient s’effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle le perdait de plus en plus sous la terre ; et ce dont il souffrait surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu’il se rapprochait du puits. »
Peut-être qu’en fin de compte, l’enfer n’est pas un barbecue immense où les damnés se font griller juste à point par des petites créatures au regard vicieux. Peut-être que c’est juste un hiver sans fin, une solitude impénétrable. Ça a des airs de ressemblance avec la Terre, c’est pas si exotique comme destination… On testera le Paradis une prochaine fois.
Pour aller du point A (naissance), au point B (mort), à quel unique vecteur ai-je recours?
La réponse est dans le titre: le vecteur Temps.
Je vous propose, chèr.e.s lecteur.rice.s, une réflexion sur ce sujet qui suscite angoisse et rejet dans ce qu’il implique pour nous, humbles mortels: la vieillesse.
C’est ce raccourci tout à fait juste qui provoque un certain malaise dans notre relation au temps. C’est une notion abstraite, et pourtant si mathématique. Elle nous frustre et nous fait peur. Le temps se ressent, mais ne s’explique pas. Le temps se traverse, ne se soumet pas. Contrairement à la dimension physique dans laquelle nous pouvons évoluer aisément, nous sommes victimes du courant linéaire que représente le temps. Et pour une espèce qui a un peu trop tendance à tout vouloir maîtriser, on comprend pourquoi le temps représente une telle angoisse. Expérience commune à tous les êtres, on craint le temps à juste titre: chacun d’entre nous sait que le sien est compté, sans jamais savoir combien il lui en reste.
Alors on tente l’impossible, on tente de nager à contre-courant, de repousser la vieillesse hors de notre vue, en se disant qu’ainsi, peut-être la mort elle-même se tiendra à distance. Corriger les rides, dissimuler les cicatrices. Conserver un corps parfait, le plus longtemps possible. Garder à tout prix le contrôle de l’âge.
Et parce que le temps qui passe conduit à notre décrépitude, à la perte de vitalité, et à notre mort, il met ainsi en exergue le caractère éphémère et précaire de l’être humain, aussi bien à l’échelle des civilisations et des idées, qu’à l’échelle individuelle et familiale. Et le temps qui suit la mort est pire encore, car sur ses ailes incommensurables il emporte tout souvenir et toute trace de notre existence. L’oubli introduit par le temps est Règle Absolue. Et pour une espèce aussi fière que la nôtre, voir que malgré tous nos efforts pour exister et laisser un héritage, le temps finit par nous effacer naturellement, ça fait mal à l’ego.
Mais cette angoisse du temps est due à notre focalisation sur ce point fatal et inéluctable: la mort. Il se trouve qu’en raisonnant ainsi nous négligeons le voyage entre l’instant présent et ce point ultime. Nous omettons, lorsque nous pensons au temps, et à la vieillesse qui engourdira nos membres, de prendre en compte les aventures qu’il nous livre à travers chaque seconde. Car le temps, c’est le mouvement qui pousse à la vie, c’est le porteur des changements, c’est la vague de mille possibilités à venir, du hasard et de nos choix. Le temps c’est l’élan dont on est doté pour se réaliser.
De plus, le temps est un outil précieux: il sert de mesure à notre existence. Certes, il est la raison pour laquelle nos cellules s’affaiblissent, mais il est également le seul qui peut nous montrer que nos blessures ont guéri. Le seul qui nous invite à nous retourner et à contempler les erreurs passées. Le seul qui puisse confirmer nos passions, et nous faire prendre conscience de nos erreurs, pour ensuite les corriger. De nos échecs, de nos succès, de toutes les montagnes franchies. C’est grâce à lui que nous pouvons apercevoir le voyage accompli.
Le temps n’est pas quelque chose après lequel il nous faut courir, mais bien une vague sur laquelle surfer (je sais on dirait une phrase de motivation mielleuse). Mais le but n’est pas d’atteindre un plateau de stabilité et d’épanouissement avant 30 ans. Que l’on ait 12 ou 85 ans, on continue de grandir, de se tromper, de ne pas savoir, de se comprendre partiellement, de rester un peu perdu face au monde chaotique et vertigineux, de se découvrir chaque jour, de changer, de faire des rencontres, d’apprendre de soi et des autres, d’essayer, de réussir ou pas, de s’enrichir, de se perdre et de repasser encore et encore par toutes ces étapes, pas forcément dans le même ordre.
Certes, à cause du temps vous oublierez, et on vous oubliera. Mais grâce au temps vous aurez cheminé, grandi, voyagé. Alors qu’est-ce que vous attendez?
Le tableau Route descendant du mont Megamendung de Raden Saleh (1811 – 1880) vient tout juste d’être vendu à Drouot le 2 décembre. À l’occasion, le Club marché de l’Art vous propose de découvrir le processus de création d’une vente aux enchères : quel parcours l’œuvre va-t-elle suivre avant d’être adjugée et vendue ?
Avant d’atterrir à l’hôtel des ventes, l’œuvre est acquise directement auprès de l’artiste par Eduard Cassalette, un collectionneur passionné d’art et de sciences naturelles, puis elle est transmise de génération en génération. Le tableau finit par arriver dans la maison de vente aux enchères Daguerre à Paris car les propriétaires souhaitent le vendre. L’équipe de cette maison de vente est émerveillée devant ce remarquable paysage qui vient de passer le pas de leur porte.
Le tableau représente une route qui traverse une forêt de l’île de Java. La piste est dévalée à toute allure par un chariot au centre de la composition, tandis qu’en bas de la toile, des personnages marchent et discutent. La forêt de part et d’autre de la route occupe la majeure partie de la toile. La végétation est dense et luxuriante. L’artiste a peint le paysage avec soin et minutie. De nombreux détails botaniques précis et réalistes sont représentés démontrant que Raden Saleh a longuement étudié la nature. Au loin, le fond de la composition est baigné de lumière. Avec fascination, nous avons envie de plonger dans ce tableau pour rejoindre ce paysage exotique, éclatant sous un ciel bleu clair idyllique. Ce tableau, véritable hymne à la nature javanaise, est l’un des plus importants paysages de l’artiste.
Sans perdre de temps, l’équipe de la maison de vente appelle le cabinet Turquin, expert en tableaux anciens à Paris. L’expert est chargé d’authentifier l’œuvre d’art, de faire des recherches à son propos, de la décrire, de donner son prix. Route descendant du mont Megamendung est un paysage peint en 1861 à Java. Il mesure 130 x 170 cm et est signé, localisé et daté en bas à droite. L’expert Éric Turquin, en observant le tableau commente : « À cheval entre l’Extrême-Orient et l’Europe, la toile témoigne de l’amour du peintre pour les paysages et la botanique où se mêlent ombres et lumières ». En effet, ce tableau extraordinaire dépeignant la nature javanaise est teinté d’influences de l’école de peinture allemande du XIXe siècle. L’artiste Raden Saleh est un prince indonésien qui a énormément voyagé en Europe où il a rencontré de nombreux peintres européens. Son talent de paysagiste lui permettra d’exposer au Salon. L’expert finit enfin, après quelques recherches, par donner un prix. L’œuvre est estimée entre 1 et 1,5 million d’euros.
Il faut maintenant créer le catalogue de la vente. Le tableau est pris en photo. Après avoir numéroté les différentes œuvres, ajouté les photos, tapé les descriptions de l’expert, fait la mise en page et corrigé le tout, le catalogue est imprimé. Il est mis en ligne également. Il a pour but de renseigner les visiteurs et potentiels acheteurs et de valoriser les œuvres qui seront vendues.
Ensuite, le mardi 30 novembre, quelques jours avant la vente, le tableau est transporté à Drouot aux alentours de 19 heures. L’hôtel des ventes est fermé au public, mais il grouille de monde. La maison de ventes Daguerre a loué la salle 9 où son équipe, et des techniciens, transporteurs, commissionnaires travaillant à Drouot s’activent pour installer toutes les œuvres, nettoyer la salle, modifier les éclairages… Le commissaire-priseur et l’expert supervisent la disposition des objets dans la pièce. En l’espace de quelques heures, la salle vide est maintenant pleine à craquer d’œuvres d’art.
Dès 11 heures le 1er décembre, la salle est ouverte au public où Route descendant du mont Megamendung est accroché au mur. Cette exposition permet aux acheteurs d’admirer les œuvres de plus près. L’expert est souvent présent pour répondre à toutes les questions des visiteurs. Des descriptions détaillées avec les estimations des prix sont affichées à côté des œuvres. La salle fourmille de monde ; antiquaires, collectionneurs, vendeurs, touristes, étudiants, experts ou simples visiteurs font des va-et-vient entre les lots. Le tableau de Raden Saleh intéresse plusieurs. Certains veulent participer à la vente mais ne peuvent pas y assister. Ils laissent alors un ordre d’achat à la maison de vente qui surveille l’exposition où ils mentionnent un montant maximum auquel ils veulent acheter le tableau.
Le 2 décembre, à quelques heures de la vente, la salle se vide. Une nouvelle fois, techniciens, transporteurs, commissionnaires s’activent pour décrocher, ranger toutes les œuvres et disposer les chaises. A 14 heures la vente commence. Les gens s’installent. Le commissaire-priseur, derrière son bureau légèrement en hauteur au côté de clercs, anime la vente. Le tableau de Raden Saleh est enfin annoncé par l’expert présent qui décrit l’œuvre et qui donne un prix de départ. Le commissionnaire est chargé, lui, de montrer le tableau au public. Dès que l’œuvre est annoncée, les prix s’envolent. Les participants enchérissent progressivement sur le site de Drouot Live, par téléphone ou en levant la main pour ceux dans la salle. Le tout est rythmé par le crieur qui annonce les enchères donnant de l’impulsion à la vente. Les acheteurs s’enflamment et après une ardente bataille, alors qu’il était estimé entre 1 et 1,5 million d’euros, le tableau est enfin vendu 2 210 000 euros (frais inclus). En frappant son marteau, le commissaire-priseur crie « adjugé ! ». Le crieur remet le bulletin et prend les preuves de paiement et l’identité de l’acquéreur. Le tableau déposé dans la maison de vente Daguerre il y a quelques semaines a enfin trouvé un nouveau domicile. Il nous aura permis d’étudier, à travers sa trajectoire, le déroulement et la création d’une vente aux enchères.
Voici un article exclusif de notre site, une sorte de hors-série. Le Louvr’Boite avait déjà interviewer Anaïs Ripoll il y a deux ans à l’occasion de son premier roman, le Secret de l’École du Louvre. À l’occasion de cet entretien nous organisons en parallèle un concours sur Instagram afin de gagner un exemplaire de son nouveau romain Réparer l’affront.
Pour débuter cette interview, pourriez-vous vous nous décrire votre parcours à l’Ecole du Louvre et nous parler de votre premier livre, Le Secret de l’Ecole du Louvre ? Je suis rentrée à l’Ecole du Louvre en 2006. J’avais 19 ans et j’ai suivi la spécialité «Art du XXe siècle ». J’ai commencé à écrire le manuscrit du Secret de l’Ecole du Louvre en 1ère année, en le voyant comme une parodie du Da Vinci Code car l’histoire met en scène quatre étudiantes de l’Ecole du Louvre menant une enquête à la suite du vol d’un tableau du musée. Je l’avais écrit pour faire rire mes copines, immortaliser nos « délires », les surnoms que l’on donnait à nos professeurs et aux garçons de l’amphithéâtre par exemple. Je n’avais jamais pensé à en faire un véritable ouvrage.
Ce numéro Création méritait une petite incursion du côté du langage. Il m’offre l’occasion de parler de l’inédit, de l’inattendu, du bizarrement pensé : des mots intraduisibles. Il existe en effet une kyrielle de noms, verbes ou adjectifs sans équivalents en français. Ces termes aussi étranges qu’étrangers nous prouvent que quelques lettres peuvent faire émerger tout un monde de représentations mentales. À chaque mot, c’est un pan inconnu d’un nouvel imaginaire collectif qui se dévoile, avec parfois de belles surprises conceptuelles. Place à un petit top !
1) Les moustaches en albanais Plutôt big (moustache en guidon) ou glemb (à pointes effilées) ? La moustache constitue en Albanie un véritable art traditionnel ! Un petite incursion internet vous prouve que même le roi d’Albanie Zog Ier soignait particulièrement sa holl (ou moustache fine), c’est dire… Une belle vingtaine de mots lui sont rattachés, tels varur (la moustache tombante), madh (la moustache bien fournie), ou encore kacadre (la moustache aux pointes retroussées).
2) La sprezzatura italienne Groupies de Baldassare Castiglione, bonsoir ! La sprezzatura, c’est cet art de la nonchalance feinte, du parfait naturel, de la flatterie courtisane qui semble s’ignorer, théorisée par ce monsieur, diplomate, nonce du pape et ami de Raphaël, dans son ouvrage Le livre du courtisan. Les artistes de la Renaissance eux-mêmes s’attachaient fortement à ce principe : d’après les Vies de Vasari, Michel-Ange aurait brûlé certains dessins de jeunesse afin de cacher le labeur cumulé de ses années d’apprentissage.
3) Mamihlapinatapai Mamihlapinatapai est tiré du yagan de la Terre de Feu (comprendre : d’un dialecte amérindien dont les locuteurs résident dans l’archipel à l’extrême sud de l’Amérique du Sud, divisé entre le Chili et l’Argentine). Le terme a été repris dans le Guinness Book de 1994 comme le mot le plus succinct, et désigne l’état de deux personnes qui s’envisagent et attendent chacune que l’autre fasse le premier pas, sans qu’aucune des deux n’ose elle-même le poser. Personne ne vous en voudra de ne pas connaître le yagan, car il ne subsiste aujourd’hui dans le monde plus qu’une seule locutrice de cette langue, Cristina Calderón, une situation à tel point exceptionnelle que l’UNESCO a déclaré la dame de 93 ans “trésor humain vivant” en 2009.
4) Bakwe, ou la cigarette philippine Les Philippines connaissent une fois par an ce que l’on appelle la saison des pluies (aka varsha en hindi). Mais comment faire alors pour s’en griller une si le ciel n’est pas très clément ? Le kapampangan, langue parlée dans une île de cet État, a la solution : bakwe. Bakwe, c’est l’art de fumer sa cigarette avec le bout allumé dans la bouche, afin de se réchauffer un peu le palais, et de profiter d’un petit plaisir pas totalement trempé…
5) Shibui, ou la contemplation de la salade de fruits Comment résumer un sentiment esthétique empreint de suranné comparable au goût d’un kaki pas encore tout à fait mûr qui engourdit la langue ? Prenez l’adjectif shibui. Le kanji pour l’écrire signifie “astringent”, et se retrouve notamment dans le mot “grimace”. Shibumi est le nom commun dérivé de shibui, et désigne le fait d’avoir un sens esthétique posé et affirmé, avec pourquoi pas un côté un peu vieux jeu, acide ou suranné. Le terme se rattache parfaitement à l’esthétique wabi-sabi, qui promeut une beauté simple et rustique, pas forcément dénuée d’imperfections.
6) La marche en shona Pour une raison que mes recherches n’ont pas pu élucider, il existe une petite dizaine de verbes pour désigner en shona, langue parlée principalement au Zimbabwe, le fait de marcher ! Que vous préfériez marcher à petits pas (tabvuk), avec une robe très courte (pushuk), pieds nus (dowor) ou même en tenue d’Adam (shwitair), il y a des verbes pour tous les goûts !
7- Le café suédois Les confinements nous ont révélé que les cafés et bars constituaient en France de véritables institutions sociales, mais nous sommes de petits joueurs comparés aux Suédois ! Fika désigne en effet tout spécialement pour eux la pause café accompagnée de sucreries que l’on prend avec ses amis, et qui constitue un vrai rituel social… Le café est dans ce pays une telle institution qu’il a donné naissance à tout un champ lexical, avec des verbes comme tretar (comprendre : se servir son café pour la troisième fois dans la même tasse). Moins de convivialité chez nos amis finnois, qui ont tout de même un mot désignant spécifiquement le fait de se soûler tout seul chez soi en caleçon (alias kalsarikännit).
Pour partir à la rencontre d’autres mots inconnus mais incroyables, jetez un œil à la petite pépite nommée Les mots qui nous manquent, écrite par Yolande Zauberman et Paulina Mikol Spiechowicz (Ed. Calmann-Lévy).
Quel point commun entre de la dynamite, des Post-it, une part de tarte tatin, un micro-ondes, le LSD, le Viagra, le nutella, le Coca Cola, le stéthoscope, la gomme, le Téflon, la vaseline, la grotte de Lascaux, la pénicilline de Fleming et Christophe Colomb ?
Il est possible de résumer cette longue énumération de mots qui nous sont à la fois indispensables et familiers en un seul : la sérendipité.
Cette petite chose à première vue anecdotique, qui consiste à faire preuve de « sagacité accidentelle », est bien plus présente dans nos vies qu’elle pourrait en avoir l’air, et il ne faut donc pas la sous-estimer. Cependant, peut-on aller jusqu’à affirmer que la sérendipité est un moyen de Création ? Question délicate, qui demande de rejouer quelques exemples de ce concept, et même de retracer le chemin parcouru par ce petit mot pour voir à quand remonte sa création… par sérendipité.
Le terme « sérendipité » français vient en fait de l’anglicisme serendipity inventé le 28 janvier 1754 par Horace Walpole dans une lettre adressée à son lointain cousin Horace Mandans. Il lui raconte ses impressions à propos d’une lecture récente, intitulée Les Trois Princes de Serendip, conte oriental traduit en français depuis le persan par le chevalier Mailly. Cependant, Mailly tronque légèrement les faits puisque sa traduction s’appuie sur une version italienne du conte du XVIe siècle, de Christophe l’Arménien: Peregrinaggio di tre giovani figliuoli del re di Serendippo. Christophe l’Arménien affirme lui-même avoir transcrit ses dires du persan, mais nous n’en gardons aucune preuve, et il faut garder à l’esprit que l’histoire contée est un motif mythologique retrouvé chez de nombreuses civilisations, comme les Hébreux, les Indiens, les Hongrois, les Danois et bien d’autres, y compris des auteurs comme Voltaire.
Les Trois Princes de Serendip met en scène les fils du roi-philosophe de Serendip (ancien nom utilisé par les Arabes pour désigner l’actuel Sri Lanka, « l’Île Fortunée ») qui doivent parcourir le monde pour parfaire leur éducation. Ils rencontrent un chamelier sur les terres de l’empereur Behram. Celui-ci a perdu ses chameaux. Les fils lui décrivent précisément l’animal sans même l’avoir vu : la bête est boiteuse, porte du miel et du beurre et il lui manque une dent. En effet, les frères, qui possèdent un grand sens de l’observation et de la déduction, avaient noté tous les indices permettant cette description détaillée, impressionnant le chamelier et son roi. À partir de là, les trois princes offrent leurs services à Behram, qui leur donne plusieurs missions.
La sérendipité désigne donc le don ou la capacité intellectuelle à faire fructifier un événement imprévu.
Cet imprévu survient toujours accidentellement. Par accident, on comprend généralement une connotation négative qui convient parfois mal aux heureux découvreurs, promis à la gloire et à la postérité.
Pourtant, c’est bien un accident qui ôte la vie au frère d’Alfred Nobel : il meurt suite à une explosion de nitroglycérine. Cela n’empêche pas Alfred Nobel de faire tomber ladite substance dans de la sciure, pour réaliser… qu’elle n’explose pas. C’est l’invention de la dynamite, dont le brevet est déposé en 1867.
De même, en 1968, Spencer Silver invente une colle peu adhésive : échec très décevant, puisque le chimiste fait partie d’un programme de recherche depuis 4 ans sans résultat concluant. Cependant, en 1974, l’invention est reprise par son collègue, chef de chœur d’église sur son temps libre, pour accrocher ses feuillets de chant. Les post-it commencent à être commercialisés à partir des années 1980.
Les découvertes par sérendipité peuvent être aussi plus anodines, voire même comiques. Ainsi, le Viagra était censé soigner les maladies cardiaques, et notamment l’angine de poitrine. Quelle ne fut pas la surprise des cliniciens, quand ils constatèrent un effet secondaire providentiel…
En outre, que ferions-nous aujourd’hui sans notre fidèle micro-ondes ? Cet outil, considéré comme indispensable pour tout étudiant et, finalement, tout pressé ou flemmard qui se doit, est créé involontairement par Percy Spencer en 1945. Il avait oublié une barre de chocolat dans sa poche alors qu’il travaillait sur un des composants d’un radar. Celle-ci finit par fondre, et quand l’ingénieur s’en rend compte, il comprend qu’il a découvert une nouvelle propriété prometteuse.
Ainsi, nous pouvons facilement admettre que la sérendipité est un moyen de découverte efficace, et même puissant. Elle met en avant l’importance de l’erreur, et concerne surtout le monde scientifique. C’est en associant intuition, observation et imagination que la sérendipité peut naître. N’est-ce pas le terreau de toute création ? Il apparaît donc que la sérendipité est bien créative, et qu’elle est même une des principales sources de création.
Néanmoins, il est important d’apporter une nuance à la prétendue toute-puissance de la sérendipité : toutes les légendes contées ici en sont réduites à leur nom : des faits subjectifs, quelques fois non prouvés ou ayant été relatés tellement de fois qu’elles en ont perdu leur sens premier. Finalement, pourquoi les inventions citées mettent-elles en œuvre le plus souvent un héros unique ayant un déclic brutal, dans un contexte originel désintéressé ? Il faut savoir démonter les stéréotypes. C’est ce qu’explique Margaret Rossiter et son effet Matilda par exemple. Cette théorie est basée sur celle de l’effet Matthieu (on a tendance à oublier l’entourage du découvreur dans l’histoire de la découverte), mais considère que cet effet occultant est démultiplié quand il s’agit de femmes. L’histoire des découvertes laisse encore beaucoup de mystères à élucider.
Solène Roy
Sources principales : – Site de l’Académie française / article post interview de Sylvie Catellin auteure de Sérendipité. Du conte au concept article de Robert Maggiori, 2014, Libération – AlterNego, article de Valentine Poisson – France Culture, “L’effet Matilda, ou les découvertes oubliées des femmes scientifiques”, de Pierre Ropert
Beaucoup de choses ont été créées par accident, peut-être même vous. Ce n’était pas voulu, mais c’est une belle erreur. Dans cet article je vous propose de revaloriser vos ratés en découvrant par quel hasard certains produits que nous connaissons bien ont été inventés. Bonne lecture. INFO : d’après le Larousse, le terme « sérendipité » désigne : « la capacité, l’art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard. » Je vous renvoie à l’article « Petite histoire de la sérendipité » par Solène Roy.
Légende de la chips : Au milieu du XIXe siècle, George Crum était cuisinier au Carey Moon Lake House, un restaurant situé face au lac Saratoga, à Saratoga Spring dans l’État de New York. Un jour qu’il travaillait, un client se montra particulièrement exigeant en renvoyant plusieurs fois son plat de pommes de terre frites car il les voulait plus croustillantes et plus fines. George Crum ne se le fit pas dire deux fois. Dans la colère, il coupa le légume si finement que lorsque les tranches furent frites et bien salées, la chips était née. Le client fut satisfait et aujourd’hui encore, la chips reste l’un des plus glorieux ratés.
Fleming et la pénicilline : Alexander Fleming était un biologiste britannique né en 1881. A l’été 1928, il quitta son laboratoire et partit en congé, laissant derrière lui les restes de ses expériences sur la création d’un « médicament miracle » qui n’avançait pas. À son retour quelques semaines plus tard, il constata qu’une des boîtes de Pétri contenant des staphylocoques était parsemée de bactéries sauf à l’endroit où s’était formée de la moisissure. Après l’avoir analysée, il découvrit que cette forme rare de Penicillium notatum était capable de sécréter un liquide qui avait tué plusieurs chaînes de bactéries mortelles. Il comprit vite que cette découverte était remarquable. Pourtant, sa publication passa inaperçue. Ce n’est que des années plus tard qu’un certain Howard Walter Florey, pathologiste australien, prit connaissance de l’article de Fleming en feuilletant de vieilles revues médicales. Aidé du biochimiste Ernst Boris Chain, il s’intéressa aux effets thérapeutiques du fameux liquide et en 1941, administra la pénicilline à un patient pour la première fois. Les résultats furent spectaculaires. Cette avancée médicale valut un prix Nobel aux chercheurs Fleming, Florey et Chain.
La tarte Tatin ou tarte ratée : Les sœurs Stéphanie et Caroline Tatin tenaient un restaurant à Lamotte-Beuvron en Sologne, à la fin du XIXe siècle. L’établissement était un repère pour les chasseurs du coin. Un dimanche d’ouverture de la chasse, alors que Stéphanie préparait une tarte aux pommes, elle oublia de placer la pâte dans le fond de son plat. Pour rattraper son erreur, elle décida de la rajouter sur le dessus de sa pâtisserie et de laisser le tout cuire au four. C’est ainsi que l’étonnant gâteau serait devenu la spécialité locale. Cependant, d’après le Grand Larousse Gastronomique, il ne s’agit que d’une légende. Le dessert serait en réalité une vieille spécialité solognote, qui n’est pas le fruit d’une erreur, et qui aurait simplement été démocratisé par les sœurs Tatin à Lamotte-Beuvron.
George de Mestral et le velcro : En 1941, George de Mestral était parti faire une randonnée dans les Alpes accompagné de son chien Milka. Au retour de cette balade, il remarqua que ses habits et le pelage de son compagnon étaient couverts de Bardane. Cette herbe vivace produit des fleurs pourprées et ses fruits, munis de crochets, s’accrochent aux poils ce qui assure la dispersion des graines. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Georges de Mestral était un inventeur né, il avait la capacité de voir le potentiel dans les choses de la nature. Il s’est donc intéressé à cet efficace système de fixation et a découvert que le fruit de la bardane est recouvert de crochets qui s’accrochent naturellement aux boucles microscopiques formées par les pelages et vêtements. Inspiré par la plante, il a donc créé le premier système de fixation à crochet et à boucle du monde, nommé Velcro ou encore scratch, en utilisant du nylon.
A l’occasion du nouveau mandat de Laurence des Cars et de l’annonce de la reprise du projet pour la constitution d’un nouveau département des Arts de Byzance et des chrétientés d’Orient au musée du Louvre, Françoise Mardrus, professeure à l’Ecole du Louvre et directrice du Centre de recherches Dominique-Vivant Denon, nous aide à comprendre les enjeux et le processus de création d’un projet d’une telle ampleur.
Pourriez-vous vous présenter et nous décrire votre parcours avant de travailler au musée du Louvre ?
Je m’appelle Françoise Mardrus. J’ai été élève à l’Ecole du Louvre et j’ai également obtenu en parallèle le diplôme du DEA (diplôme d’études approfondies d’histoire de l’art) à l’université de Paris 1. J’étais inscrite en thèse et avais donc le parcours classique du double cursus, sans équivalence à l’époque. Cela permettait de passer les concours ou de partir vers la recherche. Je suis entrée au musée du Louvre en août 1988 alors que je sortais tout juste de l’Ecole du patrimoine, en juin 1988. Nous étions la première promotion de cette école qui allait devenir l’Institut National du Patrimoine (INP).
L’année 1988 était marquée par la période du Grand Louvre, dynamisée par les grands projets du président de la République, François Mitterrand. En tant qu’élèves, nous avions baigné dans cette atmosphère pendant nos études car le lancement du projet remontait à 1981. Cependant, à l’époque nous faisions de l’histoire de l’art et nous n’avions pas forcément conscience de l’enjeu qui se mettait en place. Le lancement de ces projets culturels et muséographiques a ouvert des débouchés auxquels je ne pensais pas au départ, car j’étais plutôt orientée vers l’enseignement et la recherche. Ce sont des conjonctions de vie que je n’avais pas imaginées mais finalement je me suis engagée naturellement dans cette voie et cette dynamique.