Top 7 des mots sans équivalent français les plus incroyables

Ce numéro Création méritait une petite incursion du côté du langage. Il m’offre l’occasion de parler de l’inédit, de l’inattendu, du bizarrement pensé : des mots intraduisibles. Il existe en effet une kyrielle de noms, verbes ou adjectifs sans équivalents en français. Ces termes aussi étranges qu’étrangers nous prouvent que quelques lettres peuvent faire émerger tout un monde de représentations mentales. À chaque mot, c’est un pan inconnu d’un nouvel imaginaire collectif qui se dévoile, avec parfois de belles surprises conceptuelles. Place à un petit top !

1) Les moustaches en albanais
Plutôt big (moustache en guidon) ou glemb (à pointes effilées) ? La moustache constitue en Albanie un véritable art traditionnel ! Un petite incursion internet vous prouve que même le roi d’Albanie Zog Ier soignait particulièrement sa holl (ou moustache fine), c’est dire… Une belle vingtaine de mots lui sont rattachés, tels varur (la moustache tombante), madh (la moustache bien fournie), ou encore kacadre (la moustache aux pointes retroussées).

2) La sprezzatura italienne
Groupies de Baldassare Castiglione, bonsoir ! La sprezzatura, c’est cet art de la nonchalance feinte, du parfait naturel, de la flatterie courtisane qui semble s’ignorer, théorisée par ce monsieur, diplomate, nonce du pape et ami de Raphaël, dans son ouvrage Le livre du courtisan. Les artistes de la Renaissance eux-mêmes s’attachaient fortement à ce principe : d’après les Vies de Vasari, Michel-Ange aurait brûlé certains dessins de jeunesse afin de cacher le labeur cumulé de ses années d’apprentissage.

3) Mamihlapinatapai
Mamihlapinatapai est tiré du yagan de la Terre de Feu (comprendre : d’un dialecte amérindien dont les locuteurs résident dans l’archipel à l’extrême sud de l’Amérique du Sud, divisé entre le Chili et l’Argentine). Le terme a été repris dans le Guinness Book de 1994 comme le mot le plus succinct, et désigne l’état de deux personnes qui s’envisagent et attendent chacune que l’autre fasse le premier pas, sans qu’aucune des deux n’ose elle-même le poser. Personne ne vous en voudra de ne pas connaître le yagan, car il ne subsiste aujourd’hui dans le monde plus qu’une seule locutrice de cette langue, Cristina Calderón, une situation à tel point exceptionnelle que l’UNESCO a déclaré la dame de 93 ans “trésor humain vivant” en 2009.

4) Bakwe, ou la cigarette philippine
Les Philippines connaissent une fois par an ce que l’on appelle la saison des pluies (aka varsha en hindi). Mais comment faire alors pour s’en griller une si le ciel n’est pas très clément ? Le kapampangan, langue parlée dans une île de cet État, a la solution : bakwe. Bakwe, c’est l’art de fumer sa cigarette avec le bout allumé dans la bouche, afin de se réchauffer un peu le palais, et de profiter d’un petit plaisir pas totalement trempé…

5) Shibui, ou la contemplation de la salade de fruits
Comment résumer un sentiment esthétique empreint de suranné comparable au goût d’un kaki pas encore tout à fait mûr qui engourdit la langue ? Prenez l’adjectif shibui. Le kanji pour l’écrire signifie “astringent”, et se retrouve notamment dans le mot “grimace”. Shibumi est le nom commun dérivé de shibui, et désigne le fait d’avoir un sens esthétique posé et affirmé, avec pourquoi pas un côté un peu vieux jeu, acide ou suranné. Le terme se rattache parfaitement à l’esthétique wabi-sabi, qui promeut une beauté simple et rustique, pas forcément dénuée d’imperfections.

6) La marche en shona
Pour une raison que mes recherches n’ont pas pu élucider, il existe une petite dizaine de verbes pour désigner en shona, langue parlée principalement au Zimbabwe, le fait de marcher ! Que vous préfériez marcher à petits pas (tabvuk), avec une robe très courte (pushuk), pieds nus (dowor) ou même en tenue d’Adam (shwitair), il y a des verbes pour tous les goûts !

7- Le café suédois
Les confinements nous ont révélé que les cafés et bars constituaient en France de véritables institutions sociales, mais nous sommes de petits joueurs comparés aux Suédois ! Fika désigne en effet tout spécialement pour eux la pause café accompagnée de sucreries que l’on prend avec ses amis, et qui constitue un vrai rituel social… Le café est dans ce pays une telle institution qu’il a donné naissance à tout un champ lexical, avec des verbes comme tretar (comprendre : se servir son café pour la troisième fois dans la même tasse). Moins de convivialité chez nos amis finnois, qui ont tout de même un mot désignant spécifiquement le fait de se soûler tout seul chez soi en caleçon (alias kalsarikännit).

Marie Vuillemin

Pour partir à la rencontre d’autres mots inconnus mais incroyables, jetez un œil à la petite pépite nommée Les mots qui nous manquent, écrite par Yolande Zauberman et Paulina Mikol Spiechowicz (Ed. Calmann-Lévy).

Petite histoire de la sérendipité

Quel point commun entre de la dynamite, des Post-it, une part de tarte tatin, un micro-ondes, le LSD, le Viagra, le nutella, le Coca Cola, le stéthoscope, la gomme, le Téflon, la vaseline, la grotte de Lascaux, la pénicilline de Fleming et Christophe Colomb ?

Il est possible de résumer cette longue énumération de mots qui nous sont à la fois indispensables et familiers en un seul : la sérendipité.

Cette petite chose à première vue anecdotique, qui consiste à faire preuve de « sagacité accidentelle », est bien plus présente dans nos vies qu’elle pourrait en avoir l’air, et il ne faut donc pas la sous-estimer. Cependant, peut-on aller jusqu’à affirmer que la sérendipité est un moyen de Création ? Question délicate, qui demande de rejouer quelques exemples de ce concept, et même de retracer le chemin parcouru par ce petit mot pour voir à quand remonte sa création… par sérendipité.

Le terme « sérendipité » français vient en fait de l’anglicisme serendipity inventé le 28 janvier 1754 par Horace Walpole dans une lettre adressée à son lointain cousin Horace Mandans. Il lui raconte ses impressions à propos d’une lecture récente, intitulée Les Trois Princes de Serendip, conte oriental traduit en français depuis le persan par le chevalier Mailly. Cependant, Mailly tronque légèrement les faits puisque sa traduction s’appuie sur une version italienne du conte du XVIe siècle, de Christophe l’Arménien: Peregrinaggio di tre giovani figliuoli del re di Serendippo. Christophe l’Arménien affirme lui-même avoir transcrit ses dires du persan, mais nous n’en gardons aucune preuve, et il faut garder à l’esprit que l’histoire contée est un motif mythologique retrouvé chez de nombreuses civilisations, comme les Hébreux, les Indiens, les Hongrois, les Danois et bien d’autres, y compris des auteurs comme Voltaire.

Les Trois Princes de Serendip met en scène les fils du roi-philosophe de Serendip (ancien nom utilisé par les Arabes pour désigner l’actuel Sri Lanka, « l’Île Fortunée ») qui doivent parcourir le monde pour parfaire leur éducation. Ils rencontrent un chamelier sur les terres de l’empereur Behram. Celui-ci a perdu ses chameaux. Les fils lui décrivent précisément l’animal sans même l’avoir vu : la bête est boiteuse, porte du miel et du beurre et il lui manque une dent.  En effet, les frères, qui possèdent un grand sens de l’observation et de la déduction, avaient noté tous les indices permettant cette description détaillée, impressionnant le chamelier et son roi. À partir de là, les trois princes offrent leurs services à Behram, qui leur donne plusieurs missions.

La sérendipité désigne donc le don ou la capacité intellectuelle à faire fructifier un événement imprévu.

Cet imprévu survient toujours accidentellement. Par accident, on comprend généralement une connotation négative qui convient parfois mal aux heureux découvreurs, promis à la gloire et à la postérité. 

Pourtant, c’est bien un accident qui ôte la vie au frère d’Alfred Nobel : il meurt suite à une explosion de nitroglycérine. Cela n’empêche pas Alfred Nobel de faire tomber ladite substance dans de la sciure, pour réaliser… qu’elle n’explose pas. C’est l’invention de la dynamite, dont le brevet est déposé en 1867. 

De même, en 1968, Spencer Silver invente une colle peu adhésive : échec très décevant, puisque le chimiste fait partie d’un programme de recherche depuis 4 ans sans résultat concluant. Cependant, en 1974, l’invention est reprise par son collègue, chef de chœur d’église sur son temps libre, pour accrocher ses feuillets de chant. Les post-it commencent à être commercialisés à partir des années 1980.

Les découvertes par sérendipité peuvent être aussi plus anodines, voire même comiques. Ainsi, le Viagra était censé soigner les maladies cardiaques, et notamment l’angine de poitrine. Quelle ne fut pas la surprise des cliniciens, quand ils constatèrent un effet secondaire providentiel…

En outre, que ferions-nous aujourd’hui sans notre fidèle micro-ondes ? Cet outil, considéré comme indispensable pour tout étudiant et, finalement, tout pressé ou flemmard qui se doit, est créé involontairement par Percy Spencer en 1945. Il avait oublié une barre de chocolat dans sa poche alors qu’il travaillait sur un des composants d’un radar. Celle-ci finit par fondre, et quand l’ingénieur s’en rend compte, il comprend qu’il a découvert une nouvelle propriété prometteuse. 

Ainsi, nous pouvons facilement admettre que la sérendipité est un moyen de découverte efficace, et même puissant. Elle met en avant l’importance de l’erreur, et concerne surtout le monde scientifique. C’est en associant intuition, observation et imagination que la sérendipité peut naître. N’est-ce pas le terreau de toute création ? Il apparaît donc que la sérendipité est bien créative, et qu’elle est même une des principales sources de création.

Néanmoins, il est important d’apporter une nuance à la prétendue toute-puissance de la sérendipité : toutes les légendes contées ici en sont réduites à leur nom : des faits subjectifs, quelques fois non prouvés ou ayant été relatés tellement de fois qu’elles en ont perdu leur sens premier. Finalement, pourquoi les inventions citées mettent-elles en œuvre le plus souvent un héros unique ayant un déclic brutal, dans un contexte originel désintéressé ? Il faut savoir démonter les stéréotypes. C’est ce qu’explique Margaret Rossiter et son effet Matilda par exemple. Cette théorie est basée sur celle de l’effet Matthieu (on a tendance à oublier l’entourage du découvreur dans l’histoire de la découverte), mais considère que cet effet occultant est démultiplié quand il s’agit de femmes. L’histoire des découvertes laisse encore beaucoup de mystères à élucider.

Solène Roy

Sources principales :
– Site de l’Académie française / article post interview de Sylvie Catellin auteure de Sérendipité. Du conte au concept article de Robert Maggiori, 2014, Libération
– AlterNego, article de Valentine Poisson
– France Culture, “L’effet Matilda, ou les découvertes oubliées des femmes scientifiques”, de Pierre Ropert

Accidents créatifs

Beaucoup de choses ont été créées par accident, peut-être même vous. Ce n’était pas voulu, mais c’est une belle erreur. Dans cet article je vous propose de revaloriser vos ratés en découvrant par quel hasard certains produits que nous connaissons bien ont été inventés. Bonne lecture.
INFO : d’après le Larousse, le terme « sérendipité » désigne : « la capacité, l’art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard. » Je vous renvoie à l’article « Petite histoire de la sérendipité » par Solène Roy.

Légende de la chips :
Au milieu du XIXe siècle, George Crum était cuisinier au Carey Moon Lake House, un restaurant situé face au lac Saratoga, à Saratoga Spring dans l’État de New York. Un jour qu’il travaillait, un client se montra particulièrement exigeant en renvoyant plusieurs fois son plat de pommes de terre frites car il les voulait plus croustillantes et plus fines. George Crum ne se le fit pas dire deux fois. Dans la colère, il coupa le légume si finement que lorsque les tranches furent frites et bien salées, la chips était née. Le client fut satisfait et aujourd’hui encore, la chips reste l’un des plus glorieux ratés.

Fleming et la pénicilline :
Alexander Fleming était un biologiste britannique né en 1881. A l’été 1928, il quitta son laboratoire et partit en congé, laissant derrière lui les restes de ses expériences sur la création d’un « médicament miracle » qui n’avançait pas. À son retour quelques semaines plus tard, il constata qu’une des boîtes de Pétri contenant des staphylocoques était parsemée de bactéries sauf à l’endroit où s’était formée de la moisissure. Après l’avoir analysée, il découvrit que cette forme rare de Penicillium notatum était capable de sécréter un liquide qui avait tué plusieurs chaînes de bactéries mortelles. Il comprit vite que cette découverte était remarquable. Pourtant, sa publication passa inaperçue. Ce n’est que des années plus tard qu’un certain Howard Walter Florey, pathologiste australien, prit connaissance de l’article de Fleming en feuilletant de vieilles revues médicales. Aidé du biochimiste Ernst Boris Chain, il s’intéressa aux effets thérapeutiques du fameux liquide et en 1941, administra la pénicilline à un patient pour la première fois. Les résultats furent spectaculaires. Cette avancée médicale valut un prix Nobel aux chercheurs Fleming, Florey et Chain.

La tarte Tatin ou tarte ratée :
Les sœurs Stéphanie et Caroline Tatin tenaient un restaurant à Lamotte-Beuvron en Sologne, à la fin du XIXe siècle. L’établissement était un repère pour les chasseurs du coin. Un dimanche d’ouverture de la chasse, alors que Stéphanie préparait une tarte aux pommes, elle oublia de placer la pâte dans le fond de son plat. Pour rattraper son erreur, elle décida de la rajouter sur le dessus de sa pâtisserie et de laisser le tout cuire au four. C’est ainsi que l’étonnant gâteau serait devenu la spécialité locale. Cependant, d’après le Grand Larousse Gastronomique, il ne s’agit que d’une légende. Le dessert serait en réalité une vieille spécialité solognote, qui n’est pas le fruit d’une erreur, et qui aurait simplement été démocratisé par les sœurs Tatin à Lamotte-Beuvron.

George de Mestral et le velcro :
En 1941, George de Mestral était parti faire une randonnée dans les Alpes accompagné de son chien Milka. Au retour de cette balade, il remarqua que ses habits et le pelage de son compagnon étaient couverts de Bardane. Cette herbe vivace produit des fleurs pourprées et ses fruits, munis de crochets, s’accrochent aux poils ce qui assure la dispersion des graines. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Georges de Mestral était un inventeur né, il avait la capacité de voir le potentiel dans les choses de la nature. Il s’est donc intéressé à cet efficace système de fixation et a découvert que le fruit de la bardane est recouvert de crochets qui s’accrochent naturellement aux boucles microscopiques formées par les pelages et vêtements. Inspiré par la plante, il a donc créé le premier système de fixation à crochet et à boucle du monde, nommé Velcro ou encore scratch, en utilisant du nylon.

Anouk Hubert

Interview de Françoise Mardrus !

A l’occasion du nouveau mandat de Laurence des Cars et de l’annonce de la reprise du projet pour la constitution d’un nouveau département des Arts de Byzance et des chrétientés d’Orient au musée du Louvre, Françoise Mardrus, professeure à l’Ecole du Louvre et directrice du Centre de recherches Dominique-Vivant Denon, nous aide à comprendre les enjeux et le processus de création d’un projet d’une telle ampleur.

Pourriez-vous vous présenter et nous décrire votre parcours avant de travailler au musée du Louvre ?

Je m’appelle Françoise Mardrus. J’ai été élève à l’Ecole du Louvre et j’ai également obtenu en parallèle le diplôme du DEA (diplôme d’études approfondies d’histoire de l’art) à l’université de Paris 1. J’étais inscrite en thèse et avais donc le parcours classique du double cursus, sans équivalence à l’époque. Cela permettait de passer les concours ou de partir vers la recherche.  Je suis entrée au musée du Louvre en août 1988 alors que je sortais tout juste de l’Ecole du patrimoine, en juin 1988. Nous étions la première promotion de cette école qui allait devenir l’Institut National du Patrimoine (INP). 

L’année 1988 était marquée par la période du Grand Louvre, dynamisée par les grands projets du président de la République, François Mitterrand. En tant qu’élèves, nous avions baigné dans cette atmosphère pendant nos études car le lancement du projet remontait à 1981. Cependant, à l’époque nous faisions de l’histoire de l’art et nous n’avions pas forcément conscience de l’enjeu qui se mettait en place. Le lancement de ces projets culturels et muséographiques a ouvert des débouchés auxquels je ne pensais pas au départ, car j’étais plutôt orientée vers l’enseignement et la recherche. Ce sont des conjonctions de vie que je n’avais pas imaginées mais finalement je me suis engagée naturellement dans cette voie et cette dynamique. 

Quels ont été vos missions et votre travail au musée du Louvre ? 

Lorsque j’ai commencé à travailler au musée du Louvre, nous étions en 1988, c’est-à-dire un an avant l’ouverture de la pyramide. Il y avait beaucoup à faire. Le musée et le ministère de la Culture désiraient que la pyramide soit ouverte pour l’anniversaire du bicentenaire de la Révolution. C’est pour cela que Michel Laclotte, nommé directeur du Louvre dès 1987, recrutait toute une équipe autour de lui pour porter ce projet qui ouvrirait un an plus tard. Et j’ai donc eu la chance d’en faire partie. Je ne peux que lui rendre hommage aujourd’hui alors qu’il nous a quitté en août dernier. Ma carrière s’est donc déroulée au service de l’institution, de ses collections et de leur présentation car j’ai coordonné les grands projets du Louvre jusqu’en 2013, en « petite main » au début puis avec de plus en plus de responsabilités et de collaborateurs. 

Quand vous êtes propulsé au début de votre carrière dans l’aménagement des sept départements du musée du Louvre dont vous avez appris les collections pendant trois ans à l’Ecole du Louvre, c’est un changement de point de vue extraordinaire. Vous les redécouvrez, même si vous les connaissiez d’ores et déjà parce qu’elles étaient au programme de vos cours. Vous êtes également en contact avec vos anciens professeurs, comme Geneviève Bresc-Bautier (conservatrice générale, directrice honoraire du département des Sculptures du musée du Louvre) avec qui j’ai participé à la présentation des premiers espaces dédiés à l’histoire du Louvre sous la pyramide. 

A partir de 1997, j’ai été chargée de mission à la direction du musée auprès du président – directeur et de l’administrateur général du musée du Louvre. J’ai coordonné les projets programmés par Pierre Rosenberg (1994-2001) et Henri Loyrette (2001 à 2013) comme le département des Arts de l’Islam et le lancement du Louvre-Lens. Cependant je n’étais pas seule, c’est toujours un travail d’équipe. 

Vous enseignez également l’histoire des collections à l’Ecole du Louvre en premier cycle. Aviez-vous déjà ce type de cours à votre époque ou avez-vous créé cette matière ?

Non pas du tout. Il existait un cours sur l’histoire du Louvre donné par Pierre Quoniam, inspecteur des musées, qui fut associé au projet Grand Louvre à ses débuts. C’est seulement à cette époque que nous avons ouvert des espaces sur l’histoire du Louvre avec Geneviève Bresc-Bautier et qu’elle m’a confié ces cours à l’École sur l’histoire du Louvre. Je lui en suis très reconnaissante. Mes premiers cours étaient en duo avec Edouard Pommier, directeur de l’inspection des musées de province à la Direction des musées de France, qui a également été un de mes professeurs à l’École sur l’histoire des musées en région. Quand il est parti à la retraite, il y a une quinzaine d’années environ, j’ai repris l’ensemble des cours sur l’histoire des collections en insérant le Louvre dans une histoire plus globale, européenne et internationale. C’est encore une fois une histoire de filiation.

L’enseignement, c’est la mise en perspective des missions concrètes menées au musée. Mon expérience acquise au cours du projet du Grand Louvre m’a donc permis d’enseigner et j’ai mené de concert l’enseignement jusqu’à aujourd’hui et la coordination des grands projets du musée jusqu’en 2013, au départ d’Henri Loyrette. 

Dans l’histoire des collections du Louvre, les différents départements jouent un rôle essentiel : le département des Arts de l’Islam a été créé en 2012 et celui des Arts de Byzance serait en construction. Quelles sont donc les différentes étapes de la création d’un nouveau département dans un musée tel que le Louvre ?

La création des départements est une notion administrative propre à l’histoire du Louvre et qui se fonde dans le courant du XIXe siècle. Déjà en 1849, le peintre Philippe-Auguste Jeanron avait eu cette idée de créer des départements qui auraient un vrai périmètre administratif tout autant que territorial dans le musée du Louvre.  Mais c’est vraiment sous la Troisième République que les départements vont se développer tels qu’on les connaît aujourd’hui par techniques pour les arts occidentaux (peintures, dessins, sculptures et objets d’art) et par aires géographiques pour les civilisations antiques. Puis, au cours du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, le musée n’aura de cesse de reconsidérer le périmètre de ses collections. 

Les départements du musée ont un poids scientifique important car sans les collections dont ils ont la charge il n’y a pas de musée. Le personnel scientifique des départements n’est pas le plus nombreux mais il est celui qui fait en sorte que l’on puisse organiser des expositions, des médiations pour le public, d’avoir une activité culturelle tout simplement. C’est le fondement de l’institution depuis ses origines. 

Créer un département est donc toujours une décision qui va mettre en balance le souci scientifique, le souci économique et le souci du fonctionnement de l’institution. À partir du moment où vous créez un nouveau département, vous avez besoin de personnel. Donc il faut créer ces postes ou redéployer ceux déjà existants. C’est donc un choix lourd de conséquences car c’est une affectation budgétaire complémentaire qui vient peser sur la balance « fonctionnement-investissement » de l’institution.

Quand l’établissement public du musée du Louvre a été créé avec le statut d’établissement public administratif de l’État (EPA) en décembre 1992, un décret a permis d’inscrire les missions de l’établissement et de lister les départements du musée. A cette occasion, le cabinet des dessins, longtemps rattaché aux Peintures, est officiellement devenu le département des Arts graphiques. 

Ensuite certains départements concernés par la création d’un nouveau département ne souhaitent pas toujours faire sortir leurs chefs-d’œuvre pour des raisons muséographiques par exemple. Les conservateurs ont tous un poids scientifique et cela mène à des débats, des discussions entre départements. Et lorsque l’architecte vient demander le programme des œuvres à exposer pour le projet, il faut avoir partagé les collections pour pouvoir commencer à réellement se projeter. La création d’un département est finalement un cheminement, une réflexion qui prend souvent ses sources jusqu’à quarante ans en amont au Louvre.

Vous dites avoir participé à la création du département des Arts de l’Islam. Pouvez-vous nous expliquer ce grand projet plus en détails ? Quelles ont été ses origines ?

La prise en compte d’une civilisation avec un large territoire et une grande culture s’est faite progressivement. Auparavant, les objets des Arts de l’Islam étaient appréciés en tant qu’objets d’arts décoratifs, vus au travers d’une vision orientalisante et compris du point de vue.

Dès la période du Grand Louvre, de nombreux questionnements se sont posés autour des Arts de l’Islam, des Arts de Byzance et de la fin du monde antique autour de la Méditerranée en général. Nous avons choisi de travailler d’abord sur les Arts de l’Islam car la section existait déjà dans le musée, rattachée aux Antiquités orientales. C’était plus évident. À l’époque du Grand Louvre, l’Institut du Monde Arabe venait d’être inauguré et nous déposions nos objets chez eux alors que nous étions en train de créer vingt mille mètres carrés d’espaces neufs dans l’aile Richelieu. Il y avait donc une idée à développer autour de ces objets que Michel Laclotte a mise en œuvre. La section des Arts de l’Islam a donc gagné de la surface au sous-sol de l’aile Richelieu, avec l’apport d’un petit millier de mètres carrés dans les caves du ministère des Finances. C’était donc déjà une première phase de reconnaissance que de rendre autonome une surface du palais pour ces arts spécifiques. À la suite de cela, la création d’un véritable département avait toute sa légitimité. 

Lorsqu’il a été question de concevoir un département des Arts de l’Islam sur la proposition d’Henri Loyrette, le président de la République Jacques Chirac a acté la création du département lors d’un discours à Troyes le 14 octobre 2002. Cependant la décision politique n’entérinait pas la reconnaissance administrative du département. Pour ce faire, il fallait modifier le décret de l’établissement public pour officialiser un huitième département, ce qui a été fait deux ou trois ans plus tard. Il n’y a presque pas eu à créer de nouveaux postes. La section, déjà existante, a été rendue autonome avec un budget dédié. Un directeur de département a été nommé, Francis Richard, auquel succéda Sophie Makariou, actuelle présidente du musée Guimet, qui porta le projet muséographique des nouveaux espaces.

Inaugurés en septembre 2012, les nouveaux espaces du département des Arts de l’Islam dans la cour Visconti sont ouverts sur deux milles mètres carrés. Sa création offrait donc au département une présence administrative mais aussi physique et culturelle dans le palais du Louvre. 

Aujourd’hui c’est une chance d’avoir un département qui a sa raison d’être, où l’on reconnaît aussi à ces collections leur périmètre extrêmement large de production, de diffusion et de diversité. C’était une reconnaissance légitime et nécessaire pour enrichir la vision d’une histoire universelle du Louvre. 

Vous avez dit précédemment n’être plus coordinatrice des projets du musée du Louvre depuis 2013. Vous n’êtes donc pas impliquée dans le projet du département des Arts de Byzance cette fois-ci ?

Non pas du tout. En 2013, Jean Luc Martinez a pris la tête du musée et m’a confié la création du Centre Dominique-Vivant Denon, un centre de recherche sur l’histoire du Louvre et de son institution. 

Vous travaillez donc désormais seulement sur ce Centre en plus de votre enseignement à l’Ecole du Louvre ?

Complètement. En 2016 nous avons pris la place de la Bibliothèque centrale des musées nationaux dont le fonds est parti à l’INHA. Historiquement, cet endroit, situé à la Porte des arts dans la Cour carrée était celui où se trouvaient les bureaux des conservateurs pendant un siècle et demi. Cette bibliothèque créée sous le Second Empire était un espace que le plan Verne dans les années 1930 a rénové et agrandi.  

L’idée d’un département pour les Arts de Byzance est-elle nouvelle ou a-t-elle également pris ses racines au moment où la nécessité d’un département pour les Arts de l’Islam s’est imposée ?

La question de Byzance s’est posée dès le début. Il y avait déjà eu des velléités de créer un département pour les arts paléochrétiens au XXe siècle. 

C’est un parcours intellectuel à peu près semblable dans la mesure où c’est bien à l’époque du Grand Louvre que la période de la fin du monde antique a été mise en avant par les trois départements concernés. Ils étaient d’accord dans l’idée qu’il y avait probablement des espaces muséographiques à développer autour de cette période et de ce territoire géographique. De plus, à l’occasion du Grand Louvre, de nombreux espaces ont été libérés, leur permettant de mener à bien ce projet. Cette notion de « fin du monde antique » est donc devenue une évidence et la question de Byzance s’est posée, ainsi que celle de son rayonnement artistique. La principale interrogation était de trouver un emplacement adéquat dans le musée et il a été finalement trouvé dans l’aile Denon, autour de la cour Visconti mais d’abord sans Byzance et sans les Arts de l’Islam. 

Nous avions au départ plusieurs points de questionnement concernant l’art copte, présence d’un art chrétien en Egypte, qui est singulier dans le département égyptien, et l’Égypte romaine. L’Egypte ptolémaïque était exposée depuis 1997 dans les salles Charles X. Nous avions également réfléchi à la nécessité d’inclure les arts de Byzance dans ces arts de la fin du monde antique et des premiers temps chrétiens en Orient, au moins le Vase d’Emèse et la mosaïque de Qabr Hiram du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. Enfin, il avait été question de rapprocher Palmyre et les cités caravanières de ce projet. Il fallait cependant déterminer une fin et une limite géographique spécifiques. Finalement, nous n’avons pas réussi à avoir une discussion élargie où Byzance et le développement du monde chrétien en Orient aurait été intégrée dans ce parcours aux côtés des autres civilisations. 

Donc si l’idée a commencé à germer dans les années 1980, cela ne s’est pas fait tout de suite. D’ailleurs, Henri Loyrette avait repris le projet à la suite de l’ouverture des Arts de l’Islam.  

Laurence des Cars a donc bien repris ce projet ? L’ouverture d’un tel département dans les années à venir est – elle bien engagée ?

Je m’avance mais ce qui est annoncé par la direction du musée c’est la création d’un conseil scientifique de préfiguration que Jannic Durand, le directeur du département des Objets d’arts, présidera, puis viendra le recrutement du directeur de la préfiguration du département qui devrait se faire dans les mois qui viennent. Il aura pour mission de définir le projet scientifique et culturel tout autant que le périmètre muséographique des collections pour mener à bien le projet jusqu’à son inauguration, prévue en 2025. Il faudra également intégrer les besoins humains et financiers pour commencer à recruter ou redéployer le personnel nécessaire. Il y aura bien une cellule de préfiguration en attendant que la création du département soit officialisée administrativement.

Est-ce que ce nouveau département va modifier le paysage du Louvre comme l’a fait le département des Arts de l’Islam ?

On ne sait pas encore. La logique voudrait qu’il se place entre la fin du monde antique et les Arts de l’Islam donc dans l’aile Denon pour avoir une certaine continuité mais cela va être un vrai questionnement. Il y aura très probablement un concours pour l’aménagement muséographique. 

Comment va se constituer le département ? Le musée possède-t-il beaucoup d’objets en rapport avec les Arts de Byzance et des chrétientés d’Orient ?

Les collections du musée du Louvre constituent un des tous premiers ensembles sur le plan international. Exposées dans pas moins de douze salles et sur trois étages, nous avons des œuvres acquises séparément par les huit départements du musée. Le Louvre expose aujourd’hui des œuvres de toutes dimensions et techniques mais déconnectées de leur contexte géographique, historique et culturel d’où la volonté de créer ce nouveau département. D’autres sont en réserve dans les différents départements.

Henri Loyrette prévoyait d’aller jusqu’à la Russie orthodoxe en réunissant la collection d’icônes que possède le Louvre. Aujourd’hui je ne sais pas où les bornes sont ou seront placées.

Propos recueillis par Cassandre BRETAUDEAU