De Theda Bara à Musidora : dans la boîte à bijoux d’une actrice du cinéma muet

 

Si certains parmi vous ont visionné dernièrement le film de Damien Chazelle Babylon, ils se sont sans doute pris d’une passion fugace pour le temps du cinéma muet et ses figures incontournables. Si d’autres ont parcouru l’exposition du Petit Palais sur Sarah Bernhardt, ils se sont probablement questionnés sur l’importance des bijoux dans la vie d’une actrice. Faisons donc un petit pas de côté pour nous intéresser à un aspect anecdotique mais passionnant de la vie des actrices des Années folles : leur rapport aux bijoux, de Theda Bara à Musidora.

 

“I’d like to wear snake bracelets, brush my hair right back and wear long earrings.” 1

 

Le bijou, c’est d’abord la pièce de tournage, celle qui permet de briller dans le rôle-titre, et de transformer une fille de tailleurs de Cincinnati en princesse orientale née d’un cheikh au beau milieu du Sahara. C’est l’itinéraire qu’emprunte dès 1915 Theda Bara, nouvellement promue par les Fox Studios comme une de leurs actrices phares. En douze ans de carrière, un jeu expressionniste, un épais trait de khôl, et des parures savamment choisies font d’elle la première vamp du cinéma américain. La presse la présente au public comme l’incarnation du mal et de la tentation mêlés, son pseudonyme même étant l’anagramme d’”Arab Death”. Tous ses rôles sont à l’image de ce profil sulfureux : elle endosse tour à tour les costumes de Mme du Barry (bien avant Maïwenn !), Dalila, Esmeralda, Carmen ou encore Cléopâtre.

 

Theda Bara portant, sur le tournage de Cleopatra, une parure passée en vente en 2008 chez Heritage Auctions. Crédit : Lucas via Flickr, CC BY-NC-SA 2.0

Et c’est justement ce dernier rôle qui va nous intéresser, car il est encore aujourd’hui sa plus célèbre apparition à l’écran. Le décorateur et costumier de Cleopatra, George James Hopkins, travaille en étroite collaboration avec l’actrice, qui a appris la perruquerie et la couture de sa mère. Leur inspiration conjointe est nettement orientée vers les œuvres du peintre orientaliste Alexandre Cabanel, ou celles plus décadentistes de Gustave Moreau.

Crédit : Laura Loveday via Flickr, CC BY-NC-SA 2.0

Cette atmosphère orientaliste préside à la création de bijoux tous plus fantasmagoriques les uns que les autres : coiffe faucon en tissu, armilles dorées, ceinture perlée, bagues en celluloïd… On retrouve même un bracelet de cheville serpent, qui n’est pas sans évoquer la mythique montre Serpenti du joaillier Bulgari, portée par Liz Taylor lorsque celle-ci interprète sa propre Cléopâtre.

 

Les studios de la Fox brûlent en 1937, détruisant la quasi-totalité des films où s’était illustrée Theda Bara : il ne reste de Cleopatra qu’une poignée de secondes visionnables. Mais les bijoux de Hopkins, eux, sont toujours parmi nous, en dépit de la conservation souvent mauvaise du celluloïd et du textile. Heritage Auctions a vendu en 2008 une série de ces parures, offertes par Theda Bara peu avant son décès à sa biographe Joan Craig. On y trouvait notamment un diadème de métal, un collier en cuivre ou des bustiers brodés de nacre et de sequins. Il est tout à fait surprenant de constater le soin méticuleux de Hopkins dans le choix des couleurs, pourtant alors impossibles à rendre à l’écran.

 

Crédit : Wikimedia Commons, CC0

Franz von Stuck, Salome, 1901, Munich, Lenbachhaus. Crédit : Wikimedia Commons, CC0

Ces parures ont métamorphosé la jeune Theodosia Goodman en une frappante image de la femme vénéneuse, comme un dernier avatar d’un archétype nourri par les décadentistes, orientalistes et artistes de l’Art nouveau, de Franz von Stück à Gustav Klimt.

 

« I didn’t even like jewelry – can you imagine ?” 2

 

Le bijou, c’est aussi la pièce rare que l’on collectionne avec passion. Et si vous connaissez sans doute Louise Brooks comme une incarnation de la garçonne et du glamour 1920, vous n’avez sans doute jamais prêté attention à ses boucles d’escarpin.  En 1958, éloignée alors depuis deux décennies des caméras, elle est invitée à Paris par Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque française. Enthousiasmée par l’accueil chaleureux qu’elle reçoit, Brooks lègue à Langlois une collection de boucles de chaussures, et notamment celles portées par son personnage le plus célèbre, Loulou, dans le film éponyme. La conservation d’une telle relique est rare car, si certains rôles, tel la Cléopâtre de Bara, exigeaient une parure sur mesure, il était plus fréquent alors de louer les bijoux le temps du tournage. D’autant plus rare encore que Louise Brooks n’a jamais été une grande amatrice de bijoux : son style de garçonne graphique trouve davantage ses sources du côté de la monochromie sobre et linéaire d’Aubrey Beardsley, qu’elle citait comme une inspiration.

 

Aubrey Beardsley, Planche 7 du premier volume de la revue The Yellow Book. Crédit : Wikimedia Commons, CC0. – Louise Brooks photographiée en 1928 par Eugene Robert Richee. Crédit : Laura Loveday via Flickr, CC BY-NC-SA 2.0

Un long sautoir de perles japonaises vendu en 2010 a bien été décrit par Artcurial comme lui ayant appartenu : il aurait figuré en 1985 dans la vente de la succession Brooks. Thomas Gladysz, directeur de la Louise Brooks Society, doute cependant de cette appartenance supposée à l’actrice.3 Si vous désirez découvrir une rare relique bijoutière de Louise Brooks, c’est donc vers la Cinémathèque française qu’il faut se tourner.

 

“We want this sapphire. It is much brighter than our others.” 4

 

Mary Pickford, Library of Congress. Crédit : Picryl, CC0

Plus attendu et plus connu est le cas de Mary Pickford. Actrice habituée aux rôles de femmes sentimentales et vertueuses (par exemple avec Sparrows, sorti en 1926), elle s’est montrée bien moins policée dans son itinéraire professionnel. Exigeant d’être payée à l’égal d’un homme, détentrice de son propre studio, Mary Pickford est une solide femme d’affaires dont la fortune survit à l’arrivée du cinéma parlant. Elle est aussi une grande amatrice de bijoux, dont elle détient en 1965 la plus importante collection privée au monde, comprenant des créations des maisons Cartier, Mauboussin ou Verger frères. Pickford chérit particulièrement les bracelets à charms, tel ce modèle où sont inscrits les noms de membres de sa famille. Amatrice de pièces décalées, à l’instar de ce bracelet parlant serti de diamants, elle se tourne donc fréquemment vers les créations de la maison Bulgari.

 

Mais la pièce la plus iconique de la collection est probablement le Star of Bombay, énorme saphir de 182 carats offert monté en collier par son mari Douglas Fairbanks, et légué au Smithsonian Institute à la mort de Pickford, en 1979. Deux ventes aux enchères, en 1980 puis 20085, ont donné à voir l’étendue de la collection de celle qui était surnommée par les médias “America’s Sweetheart”. L’exposition Bijoux de stars, organisée en 2006 par le musée Carnavalet, a elle aussi contribué à remettre en valeur la grande figure de collectionneuse qu’était Mary Pickford.

 

Crédit : Tim Evanson via Flickr, CC BY-SA 2.0

 

“Musidora […] portait et aimait les bijoux, comme toutes les belles choses.” 6

 

Musidora alias Irma Vep

Musidora dans le costume d’Irma Vep, pour Les Vampires réalisé par Louis Feuillade. Crédit : Picryl, CC0

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le bijou, c’est enfin la pièce toute personnelle mais pleinement témoin de l’Histoire. A ce titre, parlons de Jeanne Roques, alias Musidora. Autre incarnation majeure de la vamp grâce à son fameux rôle d’Irma Vep, plus connue en France que Theda Bara, Musidora est aussi davantage ouverte à la modernité. Loin d’être enfermée dans l’image poussiéreuse de la vénéneuse femme fin-de-siècle, Musidora est habillée à l’écran par Paul Poiret, et inspire le célèbre dessinateur de presse Gruau. Elle est aussi la “dixième muse” des surréalistes d’après Louis Aragon, qui écrit pour elle, avec André Breton, la pièce Le Trésor des Jésuites (1928).

 

Tour à tour poétesse, fervente féministe, et archiviste de la Cinémathèque française, Musidora marque son époque. Tant et si bien que, lorsque Erté doit réfléchir aux costumes pour un ballet de Roland Petit sur les années 1920, il réalise bien sûr des études figurant Musidora. Si Zizi Jeanmaire n’incarne finalement pas Irma Vep pour ce ballet Parisiana 25, les dessins d’Erté sont récemment réapparus en vente. Et pour l’artiste, pas question de créer une Musidora sans bijoux ! Il reprend le modèle de Gruau, figurant la maléfique jeune femme avec un long sautoir. Pourtant peu portés par Irma Vep, les bijoux semblent être une composante importante, dans l’imaginaire des artistes, de cette figure à l’aura sulfureuse.

 

Musidora au festival du film d'Antibes

Musidora au festival du film d’Antibes, arborant sa manchette turque en argent et sa chevalière. Crédit : archives personnelles de Mme Cherqui

 

Les bijoux occupent surtout une place dans la vie privée de Musidora. Symboles d’une vie riche de voyages et de rencontres, ceux-ci sont éclectiques, d’une petite chevalière d’ivoire à un lourd bracelet turc en argent lui servant aussi de presse-papiers. Le bijou à l’itinéraire le plus singulier est une chevalière aujourd’hui volée. Durant la guerre d’Espagne, Musidora héberge une femme réfugiée, qui lui offre en signe de reconnaissance cinq diamants qu’elle avait emportés cachés dans son manteau. L’actrice les fait monter en chevalière sur un gros anneau d’argent enserrant un anneau d’or. Elle fait ajouter aux diamants deux baguettes de corail, dans une esthétique Art déco affirmée : jusqu’au bout, Musidora est une figure de la modernité.

 

Je remercie chaleureusement Mme Marie-Claude Cherqui et M. Michel Fontaine de La Mare pour leurs communications sur Musidora, ainsi que M. Thomas Gladysz pour son éclairante réponse sur Louise Brooks.

 

Notes :
(1) Une actrice débutante admirative de Theda Bara, citée dans PICKFORD, Mary. “To Be Or Not To Be a Vampire”, publié dans The Day, 16/05/1916. Disponible via https://news.google.com/newspapers?id=e_0gAAAAIBAJ&sjid=r3UFAAAAIBAJ&pg=6226,1925847&dq=theda+bara (consulté le 18 mai 2023). (retour au texte)

(2) Louise Brooks, citée dans TYNON, Kenneth. “Louise Brooks tells all”, paru dans The New Yorker, 03/06/1979. Disponible via https://www.newyorker.com/magazine/1979/06/11/louise-brooks-tells-all (consulté le 18 mai 2023). (retour au texte)

(3) Communication personnelle du chercheur. (retour au texte)

(4) Réponse de la Smithsonian Institution après l’examen du legs Mary Pickford. Cité dans STOTSENBERG, Edward. Mary Pickford’s Star of Bombay, paru dans Los Angeles Times, 25/02/1996. Disponible via https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1996-02-25-op-40035-story.html (consulté le 18 mai 2023). (retour au texte)

(5) Christie’s pour la première, Julien’s Auctions pour la seconde. (retour au texte)

(6) Communication écrite de Mme Marie-Claude Cherqui (retour au texte)

 

mariesarahvuillemin

Laisser un commentaire