Musée urbain en vitrine

 

 

 

 

Je vais pas vous parler de musée… Enfin, presque. Disons que, étant à la fois étudiante en  histoire  de  l’art  et  usagère  de  la  ligne  75  des  bus  parisiens,  je  n’ai  pas  pu  éviter  de remarquer les nouvelles boutiques de prêt-à-porter masculin de luxe ouvertes rue des Archives. Ces  magasins  sont  comme  la plupart des  magasins de  luxe, dans un  style géométrique  et rutilant, avec force miroirs « pour faire dialoguer les espaces ». Dans la vitrine de la marque Fendi, mes yeux se sont arrêtés sur une paire de chaussures qui semblait flotter dans l’air. Au deuxième coup d’œil, je m’aperçois que les chaussures sont en fait maintenues à l’aide d’un « T » de métal fin. Et dans mon jargon quotidien, celui des musées, on appelle ça un socle. Pourquoi mettre une paire de chaussures sur un socle, et non pas simplement sur sa boîte à chaussures comme chez Éram ou bien dans des casiers le long d’un mur comme chez H&M ? C’est ce que je m’en vais vous expliquer.

 

Complicité 

         Premièrement n’oublions pas que c’est le marché de l’art qui alimente le musée en objets. L’institution repose donc aussi sur les flux d’œuvres disponibles à la vente et on ne peut nier le rôle prescripteur du marché dans les redécouvertes d’artistes qui seront les heureux élus mis en avant dans les expositions.

         Les liens entre musées et lieux de commerce ne sont pas si surprenants. Le musée est un lieu d’exhibition du pouvoir : la possession des objets et le luxe de ceux-ci, qu’il vienne de leurs  matières  précieuses  ou  de  leur  provenance  lointaine  montre  la  puissance  du collectionneur privé ou public. En visitant le musée du Louvre, le visiteur est submergé par le nombre des aires géographiques représentées dans les collections qui lui jette au visage la puissance militaire, économique et coloniale que la France a pu avoir ; et ce que la boutique de luxe vend, c’est aussi un objet qui pourra être un signe de pouvoir (d’achat, ici). On pourrait dire que  le  musée  et  la  boutique  sont  tous  deux  partie  prenante  d’une  même  recherche  : l’appropriation de l’objet. La boutique le met en vente, c’est une appropriation par la possession. Le musée, lui, propose quelque chose de plus symbolique, sur le mode du « voir, c’est avoir », le regard remplace le porte-monnaie : l’institution muséale permet l’appropriation par la mise en visibilité d’objets qui bien souvent seraient cachés sans lui.  Les  objets  archéologiques  en  sont  exemplaires,  puisqu’avant  d’être  dans  le  musée,  ils étaient enfouis dans le sol.

 

Ressemblance

         Mais  pourquoi  le  scénographe  de  la  boutique  Fendi  utilise-t-il  des  dispositifs  de présentation récurrents dans les musées ?

musée urbain vitrine fendi

Il me semble que l’effet recherché est celui de la métaphore. Mettre une paire de chaussures sur un socle, c’est convoquer dans la mémoire du potentiel acheteur (si tant est qu’il ait déjà mis les pieds dans un musée) tous les objets qu’il a pu voir sur des socles, et il est fort possible que ces objets aient été de précieux artefacts qui aient suscité en lui de l’admiration. Si un objet sur un socle est un objet qui mérite la légitime valeur que le musée lui confère, le produit exposé de la même façon dans la boutique doit la mériter aussi.

L’effet de la mise sur socle sur l’objet est le même dans les deux contextes : la visibilité de l’objet est augmentée et avec elle la surface de désir ; mais aussi l’objet est décontextualisé, c’est-à-dire qu’il est déplacé de son lieu de naissance et d’usage, montré pour lui-même sans qu’aucun indice de son utilisation ne puisse être perçu. Et c’est là que diffèrent les intentions du musée  et  de  la  boutique.  Dans  le  cadre  du  commerce  du  luxe,  la  décontextualisation  est recherchée car elle rend hors du commun l’objet, lui donne son statut de luxe (en tant que chose non nécessaire) et par là justifie le prix qui lui est donné. La chaussure citée plus haut n’est pas juste une chaussure : sur son socle, c’est un objet admirable pour lui-même comme une œuvre d’art dans un musée d’art moderne et contemporain, celui dont le sol est un parquet de bois clair et les murs d’un blanc immaculé et où la présence de texte ne vient pas perturber la vision des chefs-d’œuvre. Les  musées  (de  sciences  et  anthropologie  surtout,  et  d’art  ancien  un  peu)  ont  au contraire un but pédagogique, c’est pourquoi ils se lancent dans une course impossible : ils recherchent désespérément à recréer, à faire sentir au visiteur le contexte de l’objet, son usage, pourtant perdu aux portes de la vénérable institution. Il y a donc une tension au sein de ces musées concernant la présentation des objets, entre visibilité et contextualisation.

         Les modes de présentation des objets sont donc signifiants, celui qui regarde perçoit consciemment ou non le « message » envoyé par de tels dispositifs. Ces techniques, bien que développées en grande partie dans le cadre des musées ont une utilisation en dehors des murs de ces derniers parfois à des fins qui diffèrent de celles pour lesquelles elles ont été créées. Il n’est donc pas nécessaire d’être dans un musée (et de payer cher le droit d’entrée !) pour être confronté aux méthodes de ce dernier. Peut-être est-ce une déformation de la réalité due à mon habitus, mais croyez-moi et tremblez : l’ombre du musée plane partout sur la ville !