RUBRIQUE « CRÉATURES ET MONSTRES DE L’ANTIQUITÉ GRECQUE, DES ORIGINES ET L’ÉVOLUTION DANS LES ARTS MODERNES »
La représentation des monstres dans l’art se fait dès l’Antiquité, notamment chez les Grecs. Les monstres renvoient aux imaginaires et aux croyances de l’époque. Souvent des figures hybrides, ils incarnent pour les Grecs anciens des forces chaotiques, des dangers issus de la nature. La mythologie grecque s’est nettement enrichie par la présence de ces monstres, comme Méduse, le Minotaure ou encore les Sirènes, symbolisant souvent des tensions entre l’humain et le divin, l’ordre et le désordre.
Dans l’art grec antique, les monstres sont représentés sur divers supports, comme les céramiques, les fresques, les sculptures et parfois même les bijoux. Ces images servaient à illustrer les récits mythologiques, comme les triomphes des héros sur les forces malveillantes. Ces figures monstrueuses n’avaient pas qu’une fonction purement narrative, elles incarnaient également des peurs collectives comme la maladie, la guerre…
Cependant, au fil des siècles, l’art grec reste une source d’inspiration pour les artistes et ces images de monstres, ainsi que leurs mythes, perdurent. Les représentations de ces mythes vont être réinterprétées puisque l’intérêt pour la mythologie grecque persiste grâce à la redécouverte de textes antiques et de fouilles archéologiques, nourrissant ainsi de nouvelles visions des monstres dans l’art. Par exemple, à la Renaissance, les monstres sont considérés comme des symboles des passions humaines.
Ainsi, dès l’Antiquité grecque, et jusqu’aux temps modernes, les monstres ont évolué dans l’imaginaire collectif et artistique, témoignant parfois des transformations des peurs et des croyances humaines. Leurs représentations varient en fonction des réinterprétations d’artistes de l’époque, tout en continuant d’incarner des symboles puissants, à la fois du mystère et du surnaturel. Nous verrons donc au cours de cette rubrique trois monstres de la mythologie grecque, en commençant ici par la figure de Cerbère, gardien de la porte des Enfers.
L’une des premières mentions de Cerbère dans la littérature antique se trouve dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Dans ce récit, Hercule doit réaliser douze travaux et le dernier consiste à ramener des Enfers le chien d’Hadès, pour le compte de son cousin Eurysthée. Dans l’Iliade et l’Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.), le chien ne porte pas le nom de Cerbère. En effet, c’est dans la Théogonie d’Hésiode, rédigée au VIIe siècle av. J.-C. que le nom de Cerbère est mentionné pour la première fois, mais sans évoquer l’exploit d’Héraclès.
Les sources antiques sont également intéressantes concernant la description exacte de Cerbère. En effet, le chien des Enfers est toujours représenté dans l’art avec ses trois têtes et il est quasiment impossible de retrouver une représentation de Cerbère avec plus de trois têtes. Mais Hésiode décrit Cerbère comme un chien à cinquante têtes et Pindare, poète du Ve siècle av. J.-C., va même jusqu’à lui en donner cent. D’autres auteurs se permettent des extravagances, comme Horace, poète latin du Ier siècle av. J.-C., qui accorde à Cerbère une tête de chien et cent têtes de serpent.
Dans l’art antique grec, le thème de Cerbère est assez populaire, avec notamment l’épisode de sa capture par Héraclès. Il est par exemple représenté sur des céramiques à figures noires, comme sur l’hydrie du Peintre de l’Aigle. Cette pièce de céramique date d’environ 525 av. J.-C. et est conservée au musée du Louvre. Cerbère est ici représenté avec ses trois têtes, chaque couleur déterminant une tête : rouge, noir et blanc.
Les trois têtes ont la gueule ouverte, le museau retroussé, les dents sont exposées et les langues pendent. C’est un détail iconographique associé aux figures monstrueuses, accentuant ainsi le caractère sauvage et chaotique. Cerbère est tellement menaçant, avec des serpents émanant de lui, qu’en face le personnage d’Eurysthée se cache dans une énorme jarre.
A ses côtés, Hercule est représenté portant sa léonté (c’est-à-dire la peau du Lion de Némée, provenant de son premier travail) et tenant sa massue. Sa position montre sa domination et son contrôle sur Cerbère, qui est désormais soumis au héros grec. Cette céramique montre la lutte du bien et du mal, et du héros qui dompte les forces infernales. Le fait que cette scène ait été représentée sur une hydrie, un objet de la vie quotidienne, permet la diffusion des mythes et la glorification des figures héroïques.
La culture romaine, s’étant imprégnée de la culture grecque, a livré elle aussi des images particulièrement intéressantes. Dans la région de Naples, une tombe ornée de fresques qui remonte au IIIe siècle av. J.-C. a été découverte. Témoignant de l’art funéraire de la période en Italie, la représentation de Cerbère n’est pas étonnante. En effet, étant le gardien de l’entrée des Enfers, il est chargé d’empêcher les morts d’en sortir, comme d’empêcher les vivants d’y pénétrer. Sa présence dans cette tombe souligne donc la fonction de cette créature comme gardien des âmes, tout en symbolisant la séparation entre le monde des vivants et le monde des morts.
Cerbère est ici représenté sous sa forme de chien à trois têtes. Il est représenté dans une posture menaçante, ses têtes alignées, et les yeux regardant dans diverses directions, appuyant ainsi son rôle de gardien. La multiplicité des têtes, l’expression féroce, les crocs exposés, le corps massif et prêt à se défendre montre Cerbère dans un aspect monstrueux. Cerbère est également encadré de deux personnages masculins, qui sont Hermès et Héraclès. Hermès est représenté dans cette tombe pour son rôle psychopompe (soit de guide des âmes).
La représentation d’Hercule rappelle l’hydrie du musée du Louvre, exposant ainsi le dernier des douze travaux d’Héraclès. La représentation symbolique de cet épisode pourrait être considérée comme la quête héroïque du défunt : il a accompli son parcours, son devoir et, désormais, il peut triompher de la mort, comme Hercule a pu le faire en triomphant de Cerbère.
La représentation de Cerbère dans cette tombe n’est donc pas anodine. Malgré sa position de monstre, il est ici pour protéger le défunt, mais aussi protéger des dangers venant du monde des morts. Toujours représenté de manière monstrueuse, il reflète les croyances de l’époque, où la vie après la mort semble importante. Tandis que l’hydrie permettait de diffuser le mythe de la capture de Cerbère, de valoriser le rôle du héros mythologique, ici on est dans une fonction funéraire très forte.
Revenons au musée du Louvre, dans le département des Arts graphiques, pour s’intéresser cette fois-ci à une gravure de 1545 réalisée par Hans Sebald Beham. Illustrateur, dessinateur et graveur, Hans Sebald Beham est un artiste allemand qui s’est épanoui dans la gravure de petite dimension, tout en étant influencé par les idées humanistes et l’esthétique de la Renaissance.
L’hydrie que nous avons vue dans un premier temps représentait la capture de Cerbère par Hercule. Mais elle montrait le moment où Hercule ramène le chien des Enfers dans le monde des vivants à son cousin Eurysthée. Ici, cette gravure présente le combat entre l’homme et la bête, dans les Enfers. Grâce à l’arrière-plan de cette œuvre, on devine rapidement que l’on se trouve dans le monde souterrain. Le travail des ombres montre un paysage sombre composé des formes indéfinies, créant un sentiment d’anxiété face à cette représentation de l’Enfer.
Hercule est au centre de la scène, reconnaissable par sa peau de lion, brandissant sa massue. Il est dans une position de force, inspirant la puissance héroïque. Face à lui se retrouve Cerbère, reconnaissable par ses trois têtes, dans une attitude farouche. Les trois têtes sont dirigées dans différentes directions symbolisant sa vigilance mais aussi son statut menacé. Sa nature monstrueuse est encore bien représentée avec ses crocs apparents, son regard menaçant et sa musculature puissante montrant son caractère féroce.
La capture de Cerbère correspond au dernier exploit du héros Héraclès, dans sa longue lignée des 12 travaux. Ce dernier travail est le plus difficile et c’est ce que l’artiste veut représenter ici : Hercule, dans les Enfers, est face à la mort et aux mystères de l’au-delà. Cerbère représente ici la frontière entre le monde des vivants et celui des morts, rappelant son statut de gardien.
Cet épisode est donc tiré de la mythologie païenne et Beham, artiste de la Renaissance, s’en inspire pour symboliser la victoire du christianisme sur le mal. La période est marquée par cette influence chrétienne, Hercule représente ici la vertu et l’héroïsme qui maîtrisent Cerbère qui symbolise les forces maléfiques et donc les tentations. Cette interprétation humaniste est typique de la Renaissance, où les héros mythologiques sont souvent rapprochés des valeurs chrétiennes. Beham, à travers sa gravure, glorifie le héros Hercule, incarnant le héros humaniste de la Renaissance, un homme de courage et de force qui, malgré les épreuves, parvient à triompher. Le fait de capturer Cerbère montre qu’Hercule peut franchir les obstacles les plus insurmontables.
Cette nouvelle représentation du mythe s’inscrit dans la période de la Renaissance et de ses idées. Hercule représente le héros humaniste, marqué par l’ordre, tandis que Cerbère symbolise les forces du mal, marquées par le chaos. Cette scène de capture est là pour montrer la religion chrétienne gagnant sur les forces du mal et donc pour inciter le spectateur à rester près de la religion, pour ne pas se confronter au chaos et à l’Enfer après la mort.
Pendant le XVIIe siècle, Pierre Paul Rubens, maître du baroque flamand, va également se pencher sur les figures de Cerbère et d’Hercule. Vers 1636-1637, il réalise une huile sur toile représentant cet épisode, aujourd’hui conservée à Madrid, au musée du Prado. Rubens dévoile ici une peinture riche et dynamique, tout en transmettant une certaine tension et puissance de ce combat mythologique.
Pour la composition de cette œuvre, on retrouve quelque chose d’assez similaire. Hercule est au centre, représenté tel un héros, dans une posture puissante et dynamique. Sa musculature est imposante, son corps est en torsion, donnant une impression de mouvement et de force, mais aussi d’effort intense durant son combat. Son expression est tout aussi intéressante, puisqu’elle montre la détermination et la concentration du héros dans cet acte périlleux.
Cerbère est toujours représenté de manière monstrueuse avec ses trois têtes. Sa position semble désordonnée, montrant sa férocité. Ses têtes sont tout aussi monstrueuses avec une expression de rage, la gueule ouverte, les crocs apparents. Rubens a exagéré les traits ici, avec un monstre aux yeux brillants et un corps musculeux, afin de le rendre effrayant et de souligner la difficulté du défi auquel Hercule fait face.
Comme sur la gravure de Beham, nous retrouvons une vision de l’Enfer, selon Rubens cette fois-ci. Les deux combattants sont entourés d’une atmosphère sombre, les ombres et les effets de clair-obscur montrent à la fois l’ambiance surnaturelle et inquiétante du milieu. Des silhouettes semblent entourer le combat, des figures indistinctes, comme fantomatiques, qui symbolisent le royaume des morts, dont Hercule ne fait pas partie.
Le combat d’Hercule contre Cerbère symbolise encore la victoire sur le mal. On constate donc que ce thème iconographique est repris par les artistes pour amener à réfléchir sur le bien et le mal, et même sur la mort. Cerbère est le gardien des Enfers, illustrant l’incapacité des âmes à s’échapper du royaume d’Hadès. Cependant, Hercule réussit à le capturer et donc triomphe de la mort : c’est le triomphe de l’homme face à l’inévitable.
Les figures d’Hercule et de Cerbère s’inscrivent dans le langage baroque de Rubens. Hercule est là pour représenter l’héroïsme baroque à travers la torsion de son corps, ses muscles tendus et son visage concentré, témoignant d’une esthétique baroque au XVIIe siècle cherchant à représenter les émotions et la grandeur humaine. Cerbère en revanche est là pour incarner de nouveau le chaos, la peur et la sauvagerie, face au héros qui représente l’ordre, la maîtrise de soi et la capacité à dominer ses peurs.
Ce mythe, considéré comme païen à l’époque, est à voir encore une fois sous un angle chrétien. Le XVIIe siècle est une période qui accorde à la religion une place prépondérante dans tous les champs de la vie sociale. Hercule est représenté comme le conquérant des Enfers, donc comme une préfiguration de la victoire du bien sur le mal ou encore de la résurrection. Cette descente d’Hercule aux Enfers, au cours de sa douzième épreuve, pourrait illustrer le combat de l’âme humaine afin de surmonter les épreuves et d’atteindre le salut.
À travers ces quatre exemples, nous avons vu différentes représentations du combat de Cerbère face au héros Hercule. Les artistes se servent de ce thème iconographique pour représenter la victoire du bien sur le mal, peu importe la période. Mais Cerbère n’est pas qu’une illustration de ce mal. Il est perçu comme le gardien protégeant la porte des Enfers, empêchant que le monde des vivants et le monde des morts s’entremêlent.
Les représentations de Cerbère sans Hercule sont rares, mais existent quand même. L’une des illustrations de l’Enfer de Dante réalisées par Gustave Doré au XIXe siècle représente Virgile nourrissant Cerbère. Le chien est toujours représenté de manière terrifiante, les crocs aiguisés, une expression de colère et ses trois têtes agitées. Mais face à lui se trouve Virgile, certes stoïque, mais dans une posture dominante et assurée. Derrière lui, Dante apparaît, en retrait ; peut-être est-il effrayé ou bien peu intéressé par Cerbère.
Peu importe les périodes, Cerbère effraie, et les artistes depuis l’Antiquité l’ont bien compris. La figure de Cerbère est là pour montrer des épisodes épiques, où il est terrassé par le bien. Mais sa figure renvoie toujours à un message fort et puissant, qui s’est perpétué dans l’art à travers les siècles.
EMMA RIMBEUF
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