De l’esthétisation des maladies mentales dans les arts

J’ai suivi, de plus ou moins loin, les débats qui ont agité les spectateurs de la série Euphoria. Deux camps se sont peu à peu dessinés. D’un côté, les défenseurs fervents du divertissement – avec parmi eux des psychiatres – qui arguent de son utilité pour briser les tabous entourant la santé mentale. De l’autre, les critiques qui mettent en garde contre l’esthétisation à outrance et les dérives parfois mortelles qu’elle peut entraîner. L’ambiguïté va jusqu’aux propos mêmes de Zendaya, qui affirme que la série, figurant des adolescents joués par des acteurs trentenaires, est destinée uniquement à un public adulte. Parallèlement, une hotline a bien été mise en place par la série… à destination des adolescents. De la fiction pédagogique et briseuse de tabous, au récit trash et esthétisant destiné à nourrir les fantasmes et pulsions des adultes, il n’y a décidément qu’un pas.

Un an après la sortie de la saison 2, je ne vais pas chercher d’une quelconque manière à trancher le débat. Pour être tout à fait sincère, je n’ai pas vu Euphoria. Mais cette situation m’a conféré une position d’observatrice, qui m’a poussée à m’interroger. Y a-t-il, dans les arts, une esthétisation des maladies mentales ?

Premièrement, un petit point sur la maladie physique 

Le débat m’a immédiatement fait songer à mon projet de TPE. J’avais voulu trouver des représentations artistiques de la maladie physique, qui ne soient cependant ni pathétiques, ni misérabilistes, ni réductrices. Et la moisson avait été bien maigre. J’avais pu tisser un intéressant parallèle entre certains tableaux de Frida Kahlo, et l’ouvrage Oscar et la dame rose, d’Éric-Emmanuel Schmitt. J’avais lorgné du côté des stoïciens, vers l’autoportrait de Goya avec son médecin… Mais je retrouvais systématiquement une vision pathétique, ou tellement centrée sur la maladie que l’être qui y était confronté semblait se dissoudre et se dérober derrière les dysfonctionnements de son corps. Si la vision positive de la personne malade était plus que marginale, nous n’en étions pas à esthétiser ses troubles. Mais pour la maladie mentale, c’est bien autre chose.

Esthétisation et XIXe siècle

Dès le XIXe siècle, l’âge où le concept moderne de maladie mentale naît peu à peu, les exemples qui permettent de constater une esthétisation sont nombreux. Un nombre étonnant de muses préraphaélites manifestent par exemple une santé mentale chancelante : Christina Rossetti est dépressive, Elizabeth Siddal souffre d’une grave addiction au laudanum, Rose La Touche et Sophie Gray décèdent de l’anorexie. Et les œuvres de Rossetti ou Millais exaltent de maigres sylphides souvent mélancoliques, parfois suicidées, à l’instar de la très célèbre Ophelia. L’esthétisme de ces tableaux est devenu tellement prégnant que la question de la santé mentale ne nous effleure même pas, encore moins devant ces personnages de fiction… et qui pourtant résonnent fortement avec la propre existence des modèles les incarnant.

Esthétisation maladies mentales Rossetti

Dante Gabriel Rossetti, Christina Rossetti dans un accès de colère, 1862, Wightwick Manor. Si son frère traite ici la scène sur le ton de l’humour, les colères de Christina Rossetti la poussaient parfois à la scarification. Crédit : B via Flickr

Esthétisation maladies mentales Siddal

John Everett Millais, Sophie Gray, 1857, Los Angeles, Getty Museum. Crédit : Wikimedia Commons

Esthétisation maladies mentales Siddal

John Everett Millais, Ophélie, 1851-2, Londres, National Gallery. Crédit : Wikimedia Commons

Même chose, au XIXe siècle, du côté de la France : que penser des tableaux de suicidées, produits entre 1880 et 1900, qui exaltent la figure de la « belle morte » ? Que penser aussi de la valorisation du spleen, des artistes fauchés par le « mal du siècle » ?  D’une toile telle « La mort de Chatterton » d’Henry Wallis, où le jeune poète, élégant mort, préfère le suicide à la faim et à l’échec ?

Santiago Rusiñol, La Morphine, 1894, Sitges, musée Cau Ferrat. Source : Wikimedia Commons. Un exemple d’addiction esthétisée par un artiste de passage, fasciné par la bohème montmartroise

L’exaltation de l’artiste marginal a été peu à peu forgée par les romantiques et les décadentistes, mais elle se poursuit parfois aujourd’hui, ce qui ne fait que renforcer la curiosité parfois morbide pour sa santé mentale, pour les liens tortueux entre folie et création. La volonté de vouloir disséquer la maladie mentale dans l’œuvre d’un artiste, jusqu’à vouloir la faire passer pour un élément de pop culture et pour un facteur de création et de génie, persiste à placer les personnes atteintes de ces troubles dans une situation de marginalité. Pire, elle contribue à mystifier les maladies, en inventant de nouveaux clichés et fantasmes.

 

Henry Wallis, La Mort de Chatterton, 1856, Tate Britain. Crédit : Wikimedia Commons

Et au XXe siècle, quelle esthétisation ?

 La littérature a dévoilé des mécanismes semblables. En 1979, Le Pavillon des enfants fous décroche un incroyable succès. Refusé par plusieurs éditeurs, le livre autobiographique de Valérie Valère dérange, car il décrit crûment les conditions d’internement d’une jeune fille atteinte d’anorexie. Aucune esthétisation donc a priori. C’est sans compter sur le public, sans doute motivé à l’époque par une forme de curiosité morbide. Preuve en est que les livres suivants de Valérie Valère ne rencontreront jamais l’immense succès qui a entouré le Pavillon des enfants fous. Elle reste principalement dans l’imaginaire collectif, après sa mort à vingt-et-un ans, un jeune fille qui a témoigné de l’anorexie, bien plus que l’écrivain de talent qu’elle était pourtant devenue. C’est le même mécanisme qui se joue parfois dans le cadre de l’art brut. Jean Dubuffet a par exemple affirmé que l’artiste Aloïse Corbaz simulait sa schizophrénie pour se rendre marginale et pouvoir créer à l’abri du monde, ce qui la rangerait dans le vaste topos des créateurs maudits et incompris, tout en lui conférant une forme de normalité. L’esthétisation, parfois, semble surtout présente dans le regard du lecteur ou du spectateur.

Même les meilleures intentions féministes n’échappent pas toujours à ce prisme de lecture esthétisant. Beaucoup d’écrits autour de la sculptrice Camille Claudel abordent ainsi longuement le moment de son internement. Cet événement constitue un tournant essentiel dans la vie de l’artiste, notamment dans le cadre d’une exploration féministe de ses liens avec Auguste Rodin ou son frère Paul Claudel. Mais il n’en est pas moins celui où son inspiration artistique se tarit complètement, jusqu’à détruire certaines de ses oeuvres avant même son internement. La mise en valeur de Camille Claudel malade semble donc parfois un écran à la découverte de Camille Claudel artiste. Peut-on affirmer, comme cela a été proposé par une historienne de l’art sur France Culture, qu’ “être ce qu’elle est, c’est déjà de la folie ?” ? La maladie mentale et le statut d’artiste se trouvent encore une fois renvoyés dos à dos, avec une forme de délégitimation médicale.

Camille Claudel, Profonde pensée, 1898, Nogent-sur-Seine, musée Camille Claudel. Crédit : Wikimedia Commons

Un vaste champ de questionnements

 Pour ou contre Euphoria, force est de constater que représenter les maladies mentales dans un cadre artistique rend forcément tributaire de toute une chaîne de représentations. Force est de constater aussi que l’esthétisation est peu fréquente pour la maladie physique, mais beaucoup plus présente en ce qui concerne les troubles mentaux. J’aime par exemple souligner qu’une très célèbre « belle morte », l’Inconnue de la Seine, est possiblement décédée de la tuberculose et non d’un suicide, mais que le premier scénario n’a jamais connu une grande faveur.

Cela participe probablement de la délégitimation des troubles mentaux : esthétiser ce qui est simplement présenté comme un simple mal-être, c’est refuser son importance à la santé mentale, et rendre quasiment enviables les troubles mentaux.

Comment remédier au problème ?

Buste de Yannis Ritsos à Monemvasia (Grèce). Crédit : Wikimedia Commons

 

 Il existe pourtant peut-être une troisième voie. A ce titre, j’aime citer La Présence pure, du regretté Christian Bobin. Bref et lumineux, le texte explore tout en délicatesse la maladie d’Alzheimer, auquel est confronté le père de Bobin. On notera d’ailleurs, si la représentation de la maladie mentale n’est pas à l’origine chose fréquente, qu’elle l’est d’autant moins lorsqu’il s’agit de l’exposer dans le cadre de la vieillesse. J’ai encore retrouvé la même concision à la fois pudique, bienveillante et sans concession avec le recueil Le Chant de ma sœur, rédigé par le poète Yannis Ritsos pour sa sœur Loula, en proie à l’anorexie. Moins de fantasmes, plus de simplicité et de pudeur, c’est peut-être là la clé d’une représentation plus juste des maladies mentales, à la croisée entre pédagogie, respect et compréhension de l’autre.

 

 

Pour aller plus loin, et explorer précisément la question dans le domaine du cinéma,
je renvoie à cet article d’Apolline Ingardia : http://www.cinepsis.fr/le-cinema-et-les-maladies-mentales-entre-spectaculaire-et-sensibilisation/

 

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