Varanasi est une ville hors du commun. Vitalisée par le Gange, un des fleuves les plus mythiques au monde, ses berges sont organisées en terrasses, où se déroule un large panel d’activités du quotidien : de la baignade au lavoir, en passant par les jeux de balles, le tout dans une parfaite cohabitation. Les ruelles escarpées qui desservent le reste de la cité offraient à mon imagination d’adolescente de quatorze ans toutes les images nécessaires pour assouvir ma « soif d’authentique », la vache sacrée en liberté étant ma source principale de divertissement. Si l’envie de découvrir était indéniable, je ne m’attendais pas à vivre un choc littéralement sensationnel sur les berges de ce fleuve presque mystique.
En marchant le long des terrasses du Gange, ma famille et moi nous approchions d’un lieu hautement saint. A Varanasi, berceau de mythes hindous et bouddhistes, brûle perpétuellement un feu sacré, et ce depuis 5000 ans. Celui-ci est destiné à allumer les bûchers crématoires des défunts, avant que les cendres ne soient offertes au Gange, de manière à libérer l’âme de son enveloppe charnelle.
Les effluves ont pénétré mes narines bien avant que je ne voie quoi que ce soit. C’était une odeur forte, fumée, de bois calciné et de parfum. Et puis il y avait ce quelque chose que je ne savais pas identifier, que ma mémoire olfactive replaçait très vaguement, mais dont la source refusait de se révéler à mes souvenirs.
En arrivant devant les « terrasses crématoires », je n’ai pas tout de suite compris la force de ce que j’étais en train de découvrir. Des tas de bois tranchaient çà et là avec la pierre claire, des colonnes de fumée s’élevaient puis emplissaient l’atmosphère de cet espace presque conçu comme une scène de théâtre : deux ouvertures sur les côtés et une au sommet des marches, d’où apparaissaient les principaux protagonistes de cet étrange spectacle. A force d’observation silencieuse, je finissais par saisir ce qui se tenait devant moi, sans toutefois pleinement appréhender les subtilités de ces cérémonies religieuses. Originaire d’une famille où la mort se passe dans une église puis un cimetière, où le corps est entier dans un cercueil destiné à être plongé dans la terre pour toujours, comment aurais-je pu ?
Par chance, un jeune Varanasien s’est rapproché de ma famille, ayant remarqué notre ignorance, et a pris le temps de nous expliquer la scène stupéfiante qui se déroulait devant nos yeux. Les bûchers ont toujours eu lieu au même endroit, au bord du Gange, pour pouvoir directement déposer les cendres dans le fleuve sacré. Le bois revêt une importance capitale dans l’opération. Plus la famille du défunt est fortunée, plus l’essence sera raffinée, le santal étant au sommet du panthéon, à la fois agréablement odorant et parfaitement combustible. Le corps doit être enveloppé dans plusieurs étoffes et porté sur un brancard jusqu’au lieu de crémation, centre d’un cortège de chants et de prières. Notre « guide » nous a aussi raconté que les femmes ne pouvaient plus assister à la crémation d’hommes, car de trop nombreuses épouses s’étaient jetées dans le feu par le passé, terrassées par la douleur au point de vouloir mourir avec l’être aimé. Certains corps avaient a contrario l’honneur de ne pas être brûlés, mais directement lestés et offerts au Gange, comme les personnes piquées par les serpents, les femmes enceintes, ou (très logiquement) les vaches sacrées.
Toutes ces précisions me déstabilisaient, n’étant pas habituée à aborder aussi librement des sujets qui me paraissaient aussi grave. Au-delà des informations brutes qui me parvenaient, les sensations me plongeaient dans un état très particulier, comme une sorte de contemplation douloureuse. La fumée me piquait les yeux et me faisait pleurer, l’odeur était difficile à supporter, les essences et parfums me brûlaient la gorge, et toujours cet effluve lancinant que je ne pouvais nommer. Tandis qu’un bruit fort et sec retentissait, le Varanasien reprenait : « Vous entendez ce bruit ? C’est quand le crâne explose sous la pression des gaz et que l’âme est libérée. » C’est alors que je voyais parmi les rondins de bois incandescents un tibia relié à son pied, et certainement au reste du corps enfoui sous les braises. Effrayée, je me tournais vers l’eau du Gange, fixais le marasme du fleuve, des cendres et des fleurs, les yeux baignés de larmes par la fumée. Quelques secondes s’écoulaient et je comprenais enfin ce que je sentais : l’odeur de la mort, du corps qui brûle, de la chair qui cuit.
Si j’humais la mort et sentais la peur, je tirais une sorte de soulagement à définir ce relent qui prenait mes narines. Cependant que je me rapprochais inexorablement de la flamme, image de fin et de renouveau propre à ce lieu si particulier, j’étais imprégnée toute entière de cette exhalaison. Je ne voyais plus rien que cette toute petite lueur consciencieusement entretenue, pouvais à peine respirer, à tel point que mes parents ont rapidement décidé de quitter les terrasses. Alors que je m’éloignais, reprenant ainsi mon souffle et mes esprits, je réalisais quelle incroyable expérience je venais de vivre. La mort avait une odeur incomparable, inoubliable, et sur les berges de Varanasi, elle était éternelle.