L’échographe – votre nouvelle rubrique qui relie les Arts par leur résonance

Abolir le cadre 

L’Annonciation d’Eustache Le Sueur 

Bienvenue dans l’Échographe, votre nouvelle rubrique qui relie les Arts par leur résonance. 

Le premier tableau de notre série est un de mes préférés : il s’agit de l’Annonciation par Eustache Le Sueur. Cette merveilleuse huile sur toile a été réalisée au cours de l’année 1652. Il vous suffit, pour la rencontrer, de vous rendre dans la salle 908 de l’aile Sully, au musée du Louvre.

J’ai découvert cette œuvre par pur hasard, alors que je me promenais dans les longues salles que sont les galeries du département des Peintures françaises et flamandes (dans les ailes Sully et Richelieu). A peine l’ai-je aperçue que son rayonnement et sa beauté m’ont happée, me laissant désormais totalement indifférente aux autres toiles pourtant monumentales.

Comment décrire cette sensation ? Tout y est silencieux, léger… j’ai été tout bonnement transportée.  L’artiste, par la clarté de sa composition des plus atticistes, nous emmène à la guise de son pinceau. Tout y est minutieusement construit. Par une transversale des plus géométriques, la lumière fait son chemin de l’Ange Gabriel, semblant lui, tout à fait étranger à la gravité, à la Vierge Marie, en touchant au passage tous les attributs de l’épisode de l’Annonciation. 

Dans cette œuvre, aucun contexte architectural ne nous est donné, seul un carrelage en perspective est indiqué, marquant la rupture entre le monde terrestre et céleste. J’aime profondément cette œuvre, sa lumière douce et dorée, la délicatesse des drapés vaporeux, la légèreté des personnages…   

La structure de la composition nous suggère une élévation spirituelle à laquelle la peinture d’Eustache Le Sueur correspond en tous points.

Ce voyage hors du temps et de l’espace matériel marque le fil rouge de cette rubrique.

 

Bridget’s Bardo, James Turrell

La première œuvre que l’on peut relier, est l’installation monumentale de James Turrell « Bridget’s Bardo ». Présentée en 2009 au Kunstmuseum Wolfsburg en Allemagne, elle figure parmi les recherches du courant Light and Space. 

Il s’agit d’un véritable environnement indépendant où la lumière est le médium principal. Le spectateur est invité à entrer dans une vaste chambre saturée de couleurs intenses semblant véritablement dissoudre l’espace par l’effet du Ganzfeld, terme décrivant la sensation ressentie face à un champ visuel uniforme et sans structure.

Ainsi il est pour moi évident de rapprocher ces deux œuvres dans leur capacité à dématérialiser l’espace ; feindre le cadre pour céder au néant. C’est cette même sensation à la fois déstabilisante et hypnotique que produit cette atmosphère tout autant irradiante que la palette d’Eustache Le Sueur.

Chez Turrell, et cela s’applique à son œuvre global, la lumière n’est jamais décorative, elle est substance, architecture presque spirituelle. Avec Le Sueur, elle inonde, harmonise et conduit le regard là où il le faut. 

De plus, le titre « Bardo », est une notion du bouddhisme tibétain désignant un état intermédiaire entre la vie et la mort, une transition entre deux mondes ou états de conscience. Ce concept est alors transposé à la perception humaine, le spectateur étant conduit dans une pièce hors du temps et de l’espace.

A nouveau le parallèle s’impose : dans les deux œuvres, il est question de transition d’un état à un autre. 

 

La Merveilleuse Histoire d’Henry Sugar, Wes Anderson

Ce phénomène se retrouve également dans le court-métrage de Wes Anderson, La Merveilleuse Histoire d’Henry Sugar sorti le 1er septembre 2023.

Il s’agit d’une œuvre de 39 minutes inspirée d’une nouvelle de Roald Dahl (1977), ayant reçu l’Oscar du meilleur court-métrage en prise de vue réelle en 2024.

J’adore ce court-métrage. On y suit le destin de plusieurs personnages excentriques (Henry Sugar, Dr Z.Z. Chattery, ou Imdad Khan « l’homme qui voit sans ses yeux »), dont les récits s’entremêlent jusqu’à n’en former plus qu’un.

Ce film a été le premier élément de comparaison m’étant venu à l’idée en pensant à l’Annonciation d’Eustache Le Sueur tant je les trouve similaires.

Tout d’abord, on y retrouve la marque d’Anderson dans le traitement saturé des couleurs, toutes baignées dans cette lumière dorée, commun à la peinture, dégageant alors une chaleur tout à fait réconfortante.

Mais l’homogénéité ressentie face à ces deux œuvres s’incarne le plus dans la manipulation du cadre spatio-temporel. Dans le court-métrage, Anderson construit à sa guise le cadre, le modifiant en cours de route, au fil des récits. 

Le décor est toujours simple : un plan de face, facile à capter du premier regard. C’est ainsi que les personnages se meuvent aisément dedans, se permettant alors des sauts dans le temps et des retours en arrière.

En effet, les protagonistes incarnent génialement les narrateurs et les sujets de leur histoire, échangeant librement avec le spectateur, ils décrivent leurs mouvements et leurs actions (« quelqu’un toqua à la porte, « rentrez », j’ai dit »). 

Ainsi, on retrouve comme dans l’Annonciation cette perte de repère causée par la virtuosité de son créateur à isoler le spectateur dans un monde hors temps et hors espace.

 

Damon Albarn

Leader du groupe de britpop Blur, père fondateur de Gorillaz et artiste indépendant et engagé, Damon Albarn est un homme que l’on ne présente plus. Sa musique traverse les âges, touchant à de nombreux styles et racines il a, à son palmarès, une vingtaine d’albums.

The Nearer The Fountain, More Pure The Stream Flows est celui qui retiendra notre attention. Paru le 12 novembre 2021 et contenant onze monceaux, il s’agit d’une proposition étrangement paradoxale de voyage onirique mêlant réflexion sur le temps qui passe, la perte ainsi que la fragilité des choses dans un contexte d’isolement qu’était celui du COVID-19.  Le tout étant baigné des paysages islandais où s’est retrouvé isolé l’artiste durant sa création.

C’est un véritable transport que provoque l’écoute de cet album ; dépeignant l’un après l’autres des paysages musicaux très différents, Damon explore des sonorités mouvantes, passant d’une ouverture presque religieuse (« The Nearer The Fountain More Pure The Stream Flows ») à une mélodie jazzy (« Royal Morning Blue ») en passant par un interlude complètement dissonant (« Combustion »). 

Une version live a été enregistrée à la Union Chapel le 14 décembre 2021, dont je conseille vivement l’écoute, en particulier de la clôture, « Particles », que je trouve vibrante de mélancolie.

Ainsi, l’écoute de cet album, que je vous recommande vivement, plonge dans une sensation étrange d’extase contemplative. 

Une légèreté, une fascination, un voyage hors du temps et de l’espace, tout à fait comparable à notre Annonciation de Le Sueur.

 

Nina

Laisser un commentaire