La Nuit révélée, Georges de La Tour au musée Jacquemart-André

Georges de La Tour, Le Souffleur à la pipe, 1646, huile sur toile, H. 70,8 ; L. 61,5 cm, Tokyo, musée d’Art Fuji © Ezra Illes

Du 11 septembre 2025 au 25 janvier 2026, le musée Jacquemart-André consacre sa grande exposition d’automne à Georges de La Tour (1593-1652), ce peintre lorrain dont l’œuvre, aussi rare que lumineuse, continue de fasciner par son silence et ses ombres. C’est la première rétrospective française depuis celle du Grand Palais en 1997.

Près de trente chefs-d’œuvre inédits y sont réunis, quand on sait qu’à peine une quarantaine de tableaux du maître sont aujourd’hui identifiés. L’exposition, conçue par Gail Feigenbaum et Pierre Curie, s’organise en plusieurs sections thématiques et chronologiques, dont nous pouvons citer quelques unes de façon non exhaustive : « Lumière intérieure », où la flamme devient un motif spirituel autant qu’un artifice pictural, « Le peintre des infortunés », consacré à ses personnages populaires : musiciens aveugles, mendiants, vieillards, ou encore  « Répliques et variations », qui aborde la question, toujours épineuse, des multiples versions issues de son atelier. Les commissaires sont parvenus à réunir des toiles majeures. On regrettera quelques absents emblématiques : Le Tricheur à l’as de carreau, Saint Joseph Charpentier… Leur absence ne nuit cependant pas à la compréhension de l’histoire du peintre. 

Car on sait en réalité peu de choses de Georges de La Tour. Né à Vic-sur-Seille, dans le duché de Lorraine, le peintre s’impose rapidement comme un artiste de renom auprès des élites locales et de mécènes prestigieux, tels que le cardinal Richelieu ou les ducs de Lorraine. Sa vie se déroule pourtant dans un contexte troublé : la peste, la guerre de Trente Ans. L’incendie de son atelier à Lunéville, en 1638, détruit une part considérable de son œuvre.

L’exposition évoque cette trajectoire heurtée sans céder au romanesque. De la première section « Ombre et Lumière », jusqu’aux dernières salles comme « Nuits silencieuses », le propos souligne l’ambivalence constante avec le profane dans ses scènes religieuses très prisées des collectionneurs. Le peintre ne hiérarchise pas ses sujets : sa Madeleine pénitente (Washington D.C, National Gallery of Art)  se pare des mêmes gestes graves que la Femme à la puce (Palais des Ducs de Lorraine, musée Lorrain) ou Job raillé par sa femme ( Épinal, musée départemental d’Art ancien et contemporain). Une flamme brûle, une main se tend, une figure médite, tout semble ramené à l’essentiel.

L’économie de moyens et l’immobilisation des figures, donnent à ses compositions une force presque sculpturale. De La Tour supprime le geste pour mieux saisir l’intensité du moment. Dans Le Nouveau-né (Rennes, musée des beaux-arts), la Vierge Marie et Sainte Anne, éclairées à la bougie, veillent sur l’enfant : scène domestique, scène sacrée ? L’ambiguïté est totale, et c’est là tout le génie du peintre. Il n’illustre pas le mystère de la foi, il le recrée à travers la lumière. Cet aspect profane est empreint du souvenir des premières scènes diurnes, où de La Tour se distingue là encore par la dignité qu’il confère aux figures marginales, loin de la caricature des maîtres flamands ou hollandais.  

L’exposition aborde la question, toujours débattue, des répliques. Le peintre travaillait-il seul ? Outre son fils Étienne, avait-il des élèves, des copistes ? Les commissaires tranchent que Georges de La Tour dirigeait bien un atelier à l’aide duquel il exécutait des versions affinées de ses compositions pour satisfaire la demande des collectionneurs. Dans la troisième salle, deux versions distinctes du Saint Jérôme Pénitent (Stockholm, Nationalmuseum ; Grenoble, musée de Grenoble) pour illustrer ces “répliques et variations”. La version de Stockholm est mentionnée dans l’inventaire de son présumé commanditaire, le cardinal Richelieu, d’où la présence du chapeau écarlate. Le visiteur est invité à scruter les nuances subtiles : ici un caillou manquant, là l’extrémité d’un fouet ensanglantée, là-bas une palette plus chaude… 

L’exposition soulève l’assimilation magistrale par l’artiste du vocabulaire caravagesque au service d’une expression personnelle et épurée. Georges de La Tour est profondément ancré dans une Lorraine à la croisée des influences, où la peinture venue d’Italie se mêle à la rigueur des Écoles du Nord. S’il a longtemps été considéré comme un suiveur du Caravage, l’exposition s’attache précisément à nuancer certaines idées reçues. Caravage s’est en effet très peu intéressé à la lumière artificielle. À travers son ténébrisme, l’artiste affine les recherches entamées par les suiveurs nordiques du Caravage, tels que le flamand Adam de Coster ou les caravagesques d’Utrecht (Gerrit Van Honthorst) tout en affirmant sa singularité. Georges de La Tour porte sa peinture à un rare degré de maîtrise de l’éclairage, au service de la spiritualité.  

Surtout, le clair-obscur de Georges de La Tour n’est pas celui de Rome : il ne met pas en relief la violence, il ne dramatise rien. Chez lui, la lumière ne vient pas frapper les visages, elle émane d’eux : des chandelles, des bougies, des lanternes, des braises… Là où Caravage met la foi en scène, Georges de La Tour va «l’intérioriser ». Cette lumière intérieure, à la fois physique et métaphysique, donne à ses œuvres leur beauté silencieuse. 

À travers ces trente tableaux, le parcours restitue aussi l’évolution d’un peintre dont la sobriété n’a cessé de s’affirmer. Les premières œuvres, telles que L’Argent versé (Lviv, Palais Potocki) encore marquées par un certain naturalisme caravagesque, cèdent peu à peu la place à un art d’une pureté presque géométrique. Du Souffleur à la pipe (Tokyo, musée d’Art Fuji) au Saint Jean-Baptiste dans le désert (Vic-sur-Seille, musée départemental Georges-de-La-Tour), les contours se simplifient, les volumes s’aplatissent, les gestes se figent. Tout est contenu : un silence s’installe, dense, méditatif. Son art est en décalage avec la scène contemporaine, ce qui explique sans doute qu’il soit presque tombé dans l’oubli après sa mort. Car, fait singulier, aucun biographe du XVIIe ni du XVIIIe siècle ne mentionne son nom. Ce n’est qu’en 1915, grâce à l’historien d’art allemand Hermann Voss, que son œuvre refait surface, à la faveur de deux tableaux conservés à Nantes (L’Apparition de l’ange à saint Joseph et Le Reniement de saint Pierre). Cette stylisation fascine les artistes du XXe siècle. 

La scénographie épouse parfaitement le propos. Dès les premières salles, la scénographie d’Hubert Le Gall, fidèle collaborateur du musée, accompagne discrètement l’immersion : tons ocres et bruns des cimaises et des murs, en écho à la palette du peintre. L’atmosphère se veut recueillie, presque religieuse, et l’on se surprend à chuchoter devant ces figures figées dans un temps suspendu. Mais la magie du musée Jacquemart-André, presque domestique, se retourne parfois contre lui. Les salles étroites, prises d’assaut, deviennent vite étouffantes. L’audioguide enrichit le contenu des cartels, même si son activation s’avère parfois capricieuse. Il s’avère difficile de lire les numéros sous l’éclairage tamisé. Il faut accepter cette promiscuité pour savourer les œuvres. Trente minutes suffisent à s’imprégner de cette clarté fragile. 

Au fond, la réussite de l’exposition est de rendre de La Tour contemporain. Non par quelque artifice scénographique, mais par cette conviction que sa peinture nous concerne encore. Dans la Lorraine dévastée du XVIIe siècle, au cœur des guerres et des pestes, il peignait des figures de silence et de veille. Aujourd’hui, nous venons les regarder comme on chercherait des repères. Telle une torche sortie d’un de ses tableaux, elle éclaire à la fois son mystère et notre regard. On ressort lentement, les yeux encore pleins de ces bougies fragiles, de ces visages graves et immobiles. La nuit, décidément, n’a jamais été aussi révélatrice. 

Ezra

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