1810 : le naturaliste français Étienne Geoffroy Saint-Hilaire décrit pour la première fois d’un point de vue scientifique la Desmodus rotundus, la « chauve-souris vampire commune ». Arpentant les territoires de l’Amérique centrale et du Sud, cette dernière établit notamment domicile au Mexique. Sur 1 300 espèces mondiales, le Mexique abrite 138 d’entre elles, soit 15 % du total. L’hématophagie est observée chez trois espèces endémiques d’Amérique (Desmodus rotundus, Diphylla ecaudata et Diaemus youngi). Ces entités à la physionomie singulière, appartenant à l’ordre des Chiroptères (main ailée), sont les seuls mammifères capables de vol actif, et leurs habitudes comportementales en font des animaux à part qui illustrent une sorte de parallèle au monde des Hommes. Comme un miroir anthropologique, le reflet que renvoie la chauve-souris est interprété de manière variée selon les cultures. Symbole de chance et de bonheur en Chine, messagère entre les ancêtres et les vivants en Afrique, elle est symbole du démon et du péché en occident. La perception de cet animal résulte de l’association de différents facteurs tels que sa physionomie, la culture et l’expérience personnelle de l’individu qui l’observe. Son ambiguïté biologique est donc une des raisons pour laquelle sa perception varie autant et lui confère presque automatiquement une image surnaturelle qui perdure dans la culture populaire actuelle.

Figure 1: la Desmodus Rotundus
Effigie d’Halloween, l’image de la chauve-souris a notamment pris racine dans la cosmogonie mésoaméricaine, une aire culturelle couvrant le Mexique, le Guatemala, le Bélize et le Honduras. En Mésoamérique, la symbolique de cet animal est puissante. Appréciant les espaces sombres et humides, les chauves-souris fréquentent les grottes et les cénotes, des dépressions naturelles formées par le ruissellement de flots souterrains causant l’effondrement du sol sur lui-même. Ces lieux particuliers pour les cultures mésoaméricaines (Mayas, Mexicas…) sont perçus comme des portes d’entrées vers l’Inframonde, le monde des morts, celui des ancêtres. Ce sont des espaces liminaux, des entre-deux. Les chauves-souris deviennent alors des entremetteuses bénéficiant de la possibilité de se déplacer d’un monde à un autre. La liminalité constitue un facteur d’importance majeure chez les mésoaméricains, être capable de communiquer d’un plan de l’univers à un autre est, par ailleurs, une prérogative royale. De plus, la chauve-souris illustre un concept fondamental régissant le monde mésoaméricain : le principe de dualité. L’ambiguïté physique évoquée précédemment et les comportements manifestés par ces espèces variées témoignent d’une forte ambivalence. Passant du monde des morts à celui des vivants, à la fois terrestre et évoluant dans le ciel, la chauve-souris investit tous les milieux. Présente, notamment dans les mythologies du centre du Mexique, elle est représentée comme un être hybride, mi-homme mi-animal. Certains mythes, nés d’observations comportementales, mettent en scène la chauve-souris. Le mythe de Xochiquetzal, par exemple. Cette déesse liée à la beauté se fait mordre par une chauve-souris. Le sang qui découle de la plaie fait alors pousser des fleurs. Cette interaction incarne le fonctionnement cyclique du monde Mésoaméricain et implique la puissance fertile du sang et, par conséquent, associe la figure de la chauve-souris au sacrifice. Cette pratique, dont un des buts est de provoquer la fertilité par le versement du sang lui-même vecteur de fertilité, fait appel à différentes techniques sur le principe de l’imitation (une sorte de magie sympathique, le semblable produit le semblable). La décapitation est ainsi une des méthodes de sacrifice utilisée par les mésoaméricains. Elle est notamment relatée dans le Popol Vuh, le récit mythologique des Mayas-quiché du Guatemala. Camazotz, dieu chauve-souris, décapite Hunahpu dans le Xibalba, l’inframonde Maya. Ce dernier est accompagné de son frère jumeau qui parvient à la lui rattacher. Hunahpu renaît alors, associant ainsi la figure de la chauve-souris à la décapitation et faisant de la mort une étape nécessaire au retour de la vie. Ainsi, la figure de la chauve-souris est pleinement intégrée au système de pensée mésoaméricain, lui donnant alors l’avantage et la force de prendre sa source dans le réel.

Figure 2: Vase, 600-800 ap. J.-C.,Maya, Guatemala, céramique, 14.0 x 15.5 cm, Duke University. Museum of Art
C’est à cette image complexe que sont confrontés les européens lors de leur arrivée sur le Nouveau Monde. Chargés de leurs visions européennes, ce sont principalement des missionnaires, franciscains et dominicains, qui s’attachent à décrire le monde qu’ils découvrent, et, la plupart des lectures qu’ils en font passent au travers du prisme chrétien. Ils associent aux comportements nocturnes et plus ou moins « insolites » de ces nouveaux chiroptères des forces démoniaques. La Desmodus Rotundus, évoquée précédemment, attire particulièrement l’attention. Ses comportements naturels, bien qu’ils ne consistent qu’à se nourrir du sang des mammifères sans les tuer, sont amplifiés et deviennent symbole de l’horreur et du danger. Cette vision participe ainsi à l’élaboration de l’image sauvage et inquiétante du Nouveau Monde. Son association presque directe aux cultes locaux en fait un ennemi pour les européens, elle illustre le paganisme que les missionnaires cherchent à combattre. La chauve-souris est par ailleurs représentée dans les codex coloniaux, des productions mi-picturales mi-littéraires réalisées par les européens selon le style des populations locales. Le codex de Florence, ouvrage du XVIe siècle par le franciscain Bernardino de Sahagun, décrit, en douze livres répartis en trois volumes, chacun des aspects régissant la vie des populations du Mexique. Un livre est ainsi dédié à la divination, un autre à l’histoire et le onzième décrit la faune et la flore. Les chauves-souris sont alors représentées dans des contextes plus ou moins rituels et accompagnées de commentaires interprétatifs. Encore une fois, ce sont des symboles d’étrangeté et de danger qui atteignent l’Europe dès le XVIe siècle.
Si les relations entre le Nouveau et l’Ancien Monde demeurent surtout de nature économique jusqu’au XVIIe siècle, la situation évolue au XIXe siècle. Les pays du Nouveau Monde commencent à s’émanciper des couronnes européennes, c’est le cas du Guatemala et du Mexique en 1821. Apparaissent alors de jeunes nations à la recherche de légitimité qui commencent, pour certaines, à s’ouvrir au monde mais aussi à renouer avec leur passé pour forger une identité nationale. Observe-t-on alors le début d’une formation proto-touristique qui aboutit, pour le Mexique, à une véritable mise en tourisme au XXe siècle. C’est alors une nouvelle vision de l’Amérique qui atteint le monde par différents biais. Les carnets de voyage se popularisent, « Aventures De Voyage En Pays Maya », écrit par John Lloyd Stephens et illustré par Frederick Catherwood, parait en 1841 et s’impose rapidement comme un « best-seller » acclamé par Edgar Allan Poe lui-même. Les premières expositions présentant de l’art Mésoaméricain comme l’exposition universelle de Paris en 1851 participent elles aussi à organiser cette nouvelle rencontre avec l’Amérique. Le grand public reçoit ces images sous un nouveau prisme. Les résidus du siècle des Lumières encouragent l’Europe à appréhender l’Amérique sous un jour scientifique, une terra plus ou moins incognita qui n’avait jusque-là jamais réellement été étudiée et sur laquelle les connaissances restaient pour le moins médiévales. C’est dans ce contexte que la Desmodus Rotundus est étudiée et catégorisée pour la première fois au même titre que de nombreuses espèces américaines. Cependant, le monde, déjà témoin du développement du gothique littéraire au Royaume Uni, est aussi en proie à l’émergence de nouveaux courants comme le Romantisme. Avec son industrialisation croissante, l’Europe voit aussi naître la science-fiction et le spiritualisme. Autant de nouveaux angles dans lesquels se glisse la figure de la chauve-souris. Le Romantisme est particulièrement séduit par les récits sur la Mésoamérique. Des ruines « perdues » au milieu d’une forêt vierge, des vestiges appartenant à des peuples dont la disparition brutale et tragique convient parfaitement à l’imaginaire lyrique et exalté du Romantisme. Cette nouvelle perception romantique de l’Amérique propulse la figure de la chauve-souris sur le devant de la scène, ainsi, en 1810 la Desmodus Rotundus devient officiellement chauve-souris vampire, « The vampyre » de Polidori en 1819 suit de près cette annonce, Sheridan le Fanu offre « Carmilla » au grand public en 1872 et, enfin, en 1897, le célèbre « Dracula » émerge de l’esprit de Bram Stoker.

Figure 3: Couverture de Dracula, édition anglaise de 1901
La figure de la chauve-souris, et plus particulièrement celle de la Desmodus Rotundus, illustre donc parfaitement la manière dont un animal réel peut devenir un symbole universel de l’inquiétant et du mystérieux. Une créature biologiquement singulière, dotée de comportements fascinants et effrayants qui en font une figure centrale incarnant les principes mêmes des cosmogonies et mythologies mésoaméricaines. Un symbole réactualisé au prisme chrétien, qui la transforme en figure du démon et du danger transmise au travers des codex coloniaux. Aux XIXᵉ et XXᵉ siècles, cette perception se diffuse en Europe via les carnets de voyage et les expositions. Les textes de Polidori, Le Fanu et Stoker exploitent la figure de la chauve-souris et participent à la création d’un imaginaire du mystérieux et de l’inquiétant, perpétuant un archétype culturel universel. Ainsi, voici comment la chauve-souris vampire est devenue un symbole transhistorique et interculturel, capable de traverser les mondes et de cristalliser les peurs.
Léna
Bibliographie :
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Geoffroy Saint-Hilaire, Étienne. « Mémoire sur le Desmodus rotundus ». Annales du Muséum d’Histoire Naturelle, 1810.
Le Fanu, Sheridan. Carmilla. London : Dark Blue Magazine, 1872.
Neveu, Micaela. Le code précolombien, messager des dieux : Curiosités du Nouveau Monde dans les collections européennes (XVIe-XIXe siècle). Paris : Les éditions de Paris, 2025
Polidori, John William. The Vampyre. London : Sherwood, Neely, and Jones, 1819.
Stephens, John Lloyd, et Frederick Catherwood. Incidents of Travel in Central America, Chiapas, and Yucatán. New York : Harper & Brothers, 1841.
Stoker, Bram. Dracula. London : Archibald Constable and Company, 1897.
Taube, Karl. The Major Gods of Ancient Yucatan. Washington, D.C. : Dumbarton Oaks, 1992.
Tedlock, Dennis, trad. et prés. Popol Vuh : Le Livre du Conseil. Paris : Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 1994.
Twitchell, James B. The Living Dead: A Study of the Vampire in Romantic Literature. Durham : Duke University Press, 1981.
Velásquez García, Erik. Camazotz: El dios murciélago en Mesoamérica. México : UNAM, 2015.
Williams-Guillén, K., et al. “Bats, Birds, and Blood: Anthropological Views on Desmodus rotundus.” Journal of Ethnobiology, vol. 29, 2009.
Sahagún, Bernardino de. Historia General de las Cosas de Nueva España (Codex Florentinus). 12 vols. Mexico : Secretaría de Gobernación, 1979 (édition fac-similé).
