Chronique d’une licorne ratée…

« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. (…) Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le quatrième jour. Dieu dit : « Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l’étendue du ciel. » Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent en abondance selon leur espèce ; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. Dieu les bénit, en disant : « Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers ; et que les oiseaux multiplient sur la terre. » »

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Mais ce que l’histoire ne dit pas, c’est que Dieu se rata — il créa donc le même jour l’erreur. Cette erreur était infime, elle ne tenait qu’à un minuscule détail. Détail presque insignifiant pour tout le monde, sauf pour une espèce qui, depuis ce quatrième jour, vit chaque instant avec le poids de cette erreur. Cette espèce, c’est le narval.

Triste histoire en réalité que celle du narval, fruit d’une simple maladresse. En réalité, c’est une licorne que Dieu voulut créer ce jour-là — car il aimait beaucoup les licornes —, mais il se mélangea avec le béluga et pouf : il fit le narval ! Comme quoi, les coïncidences arrivent plus vite qu’on ne le croit. Depuis, les narvals ont en réalité vécu une bien sombre existence, car durant très longtemps, personne ne les reconnut à leur juste valeur…

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Déjà, leur nom vient du mélange de « nar » (cadavre en islandais) et « hual » (baleine). Nous partons donc sur des bases assez instables, leur nom signifiant littéralement « cadavre de baleine », il fut assez difficile pour cet animal de se faire une place dans la création avec un diminutif pareil… « C’est quelque chose dont on ne parle pas vraiment entre nous, nous confie tristement Robert* le narval, c’est vrai que c’est pas réellement la chose à dire lors d’un premier rencard quoi… » De plus, ils sont connus sous un autre nom : « licorne des mers ». Donc, encore aujourd’hui, on utilise le nom d’un autre animal pour les décrire. Ce fait révèle clairement un manque d’identité propre, les narvals ne sont parfois même pas reconnus pour eux-mêmes, on leur vole leur identité. C’est quelque chose dont ils souffrent beaucoup.

 

Néanmoins, le plus dur pour les narvals reste de vivre avec cette dent. Cette dent, qu’on prend à tort pour une corne, leur rappelle chaque jour ce qu’ils ne seront jamais : une licorne. Bernie* le narval nous a même confié vouloir se la faire enlever. Selon ses dires, « (s)a corne (lui) rappelle chaque jour quand (il se) regarde dans le miroir, qu’au lieu d’atteindre la grâce, (il est) condamné à vivre chaque jour dans un corps flasque et gros qui fait « blop » quand (il s)’assoit ».

En effet pendant longtemps les narvals ont cru pouvoir « atteindre la grâce » (cit) : jusqu’au XVIIe siècle les pêcheurs de la Mer du Nord revendaient leur dent aux Européens en faisant croire qu’il s’agissait là de cornes de licornes. Cet ornement faisait alors l’objet d’un commerce très lucratif, son cours étant alors plus de six fois supérieur au prix de l’or ! Ainsi, durant quelques siècles, on attribua à la dent de narval des propriétés exceptionnelles comme le pouvoir de guérir des maladies ou celui d’être un remède au poison. Des moines dirent même d’une dent, aujourd’hui conservée au musée de Cluny, qu’elle avait la faculté de dégager des bulles par sa pointe lorsqu’on la plongeait dans l’eau. Même si les narvals étaient conscients d’être des imposteurs, ils se sentaient pour une fois importants et reconnus.

Ce fut Ambroise Paré dans son Discours de la momie, de la licorne, des venins et de la peste (1582), qui émit pour la première fois l’hypothèse que ces cornes venaient en réalité d’animaux marins. Au départ, les narvals n’étaient pas très inquiets, « on pensait naïvement que les gens le prendrait pour un fou » se remémore tristement Angélique*, la soeur de Bernie. Mais rapidement, le masque tomba, et les Européens comprirent alors la supercherie. Cela eut des conséquences dramatiques sur le cours de la dent de narval qui chuta considérablement.

 

De cette période de gloire, les narvals ne regrettent rien, « on savait à quoi on s’exposait » maintient Angélique. « C’est vrai que pendant longtemps les gens nous en on voulu, poursuit Robert, mais au moins, notre espèce est désormais connue et reconnue, la preuve : on expose encore nos « cornes » dans les musées. » Il est vrai que durant longtemps les dents de narval étaient de vraies pièces de collection qu’on retrouvait souvent dans les cabinets de curiosité ou même les trésors d’églises. Cela n’a donc rien d’étonnant qu’encore aujourd’hui certaines soient exposées au sein même de musées.

 

De plus, bien qu’aujourd’hui tout le monde connaisse la vérité à propos de la dent du Narval, personne ne sait à quoi elle leur sert ! Les avis des spécialistes divergent à ce propos. Si certains pensent qu’elle leur sert à briser la glace, d’autre maintiennent que cette dent est faite pour pêcher. Jules Verne et Darwin pensaient tous les deux qu’elle leur servait d’arme défensive.

Des chercheurs qui travaillent sur le sujet depuis le début des années 2000 ont démontré en 2014 que cette dent est en fait une sorte de sonde chimique qui renseigne les narvals sur le taux de salinité et la température des eaux dans lesquelles ils se trouvent — cette avancée n’étant pas incompatible avec une fonction défensive. En effet, après quelques expériences ils ont constaté que le rythme cardiaque du narval change considérablement suivant si l’animal se trouve dans l’eau salée ou l’eau douce. Cela serait dû, selon eux, au fait que la dent est en réalité recouverte d’un cément, tissus poreux et sensoriel, et non par de l’ivoire. Les pores répartis sur cette dent sont parcourus par un réseau dense de terminaisons nerveuses, qui sont directement reliées à la partie centrale de la dent (la pulpe) au cinquième nerf crânien. Ainsi, la dent de narval serait un véritable organe sensoriel, et cette fonction assurée par une demeure unique chez les mammifères ! « C’est vraiment une étude qui nous a rassurés… » commença Angélique, avant de se faire interrompre par Bernie — le patriarcat et le sexisme sont aussi présent chez les narvals — « Avant on pensait juste être normaux, maintenant on comprend qu’on a en plus des super pouvoirs ! Donc finalement, notre dent est aussi magique qu’on le dit ! »

 

* Les noms sont changés par soucis d’anonymat

 

Élise Poirey

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Ek°Phra°Sis : La tourmente des eaux

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Brume en chevelure du fleuve, seules les vagues la connaissent. Dans le chant du soir, elle se languit depuis son rocher. Son regard scrute le firmament des eaux noires et bientôt, au récif, s’écaillent les espoirs. Elle ne contient plus sa détresse ; de souffrance elle se pare. Ô toi belle inconnue qui a tant charmé, sais-tu ramener dans des bras meurtris les marins trop tôt partis ? Nul doute que tu m’entendras, Lorelei, loin de l’écume fumante des entrailles du Rhin. Qu’apporte le vent à tes abyssales notes quand s’élève une plainte, des pleurs jaillissant depuis la Lune qui se plie à ta beauté ? Loin des muets cris de son cœur s’apaise le sommeil calme des assoupies paupières du Rhin, et t’endors-tu pour mieux te réveiller pour le prochain malheureux. Te voici encore, reine sans lendemain.

 

Carl Bertling, huile sur toile, Lorelei, 1871

Carl Bertling, La Lorelei, huile sur toile, 1871

Alors que les fragrances du Sturm und Drang de Goethe flottent toujours dans l’air germanique, le poète Heinrich Heine compose un poème sur la déroutante nymphe. Il y déploie toute la scintillante obscurité d’un lieu qui enivre, enchante et captive. La sonorité de la langue allemande enlace les effets musicaux du bruissement des feuilles face aux bourrasques qui se lèvent, l’agitation de l’eau en surface qui se métamorphose en puissants tourbillons, la captivante clarté d’une voix féminine perçant la nuit…Vous ne la connaissez pas mais sans nul doute résonne son nom dans vos mémoires. Enfant ne vous a-t-on jamais conté l’histoire de cette aquatique enchanteresse ? Il est dit que ces enivrants chants absorbent l’aube et perdent entre les roches les rares navires d’intrépides marins. Elle délivre sa funèbre oraison et quiconque s’approche trop d’elle, doit redouter l’écueil sur d’imprenables rives. Égérie des Romantiques allemands, la Lorelei est encore bien mystérieuse. Nul ne sait sa véritable histoire. Est-elle une magicienne accablée du chagrin d’avoir perdu un amant navigateur ? Les marins l’aurait-il tous cruellement abandonnée ? Ou peut-être est-elle une sombre nixe qui n’a comme volonté que la mort des rameurs de passage ? Le brouillard persiste sur ce rocher haut de cent trente-deux mètres, non loin de la ville rhénane de Saint-Goarshausen… Qui sait encore où elle peut aujourd’hui se trouver… Ce qui est toutefois certain, c’est que de nos jours, elle envoûte encore plus d’un touriste.

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            Le poème envoûte également l’esprit des Allemands qui le font apprendre par la suite aux petits dans leur enfance. La Lorelei devient alors le symbole protecteur de l’Allemagne et continue après le talentueux Heine à fasciner d’autres artistes. Que dire de la mélodie de Friedrich Silcher qu’il compose pour accompagner les vers du romantique Heinrich ? Ou encore de l’ekphrasis picturale de Carl Bertling sur la mystérieuse femme en 1871 ? Il la peint dans une tourmente maîtrisée que seule l’agitation des drapés vient trahir. Prête à basculer, elle se penche depuis sa falaise pour voir quel marin vient la visiter. L’espoir dans son regard sursaute de crainte et d’insoutenable attente. Est-ce son amant qu’elle rêve de voir reparaître ? Et qu’arrivera-t-il au navigateur s’il n’est pas celui qu’elle désire plus que tout ? Nous en connaissons déjà, hélas, la fin…

 

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            Même condamnation de la femme amoureuse désespérée dans l’univers britannique. En 1603, William Shakespeare présente son tragique Hamlet. Fille du roi Polonius, la douce Ophélie s’éprend du jeune prince du Danemark qui partage sa passion bien que tous deux savent qu’un mariage entre eux est impossible. Lorsque Hamlet la délaisse et assassine son père, la jeune femme sombre dans la folie et se suicide en se noyant. Héroïne mélancolique qui ne trouve d’aboutissement à son existence qu’à travers la douceur de la mort, un topos artistique se développe en linceul autour du personnage d’Ophélie. John Everett Millais l’exalte dans son huile sur toile préraphaélite Ophélie, peinte en 1851-1852. La jeune princesse y figure noyée, ses bras revenant à la surface après un dernier sursaut de supplication adressé au destin. Sa chevelure éparse flotte en corolle autour d’elle avec en écho le déploiement de sa robe où meurent des fleurs sur l’onde. Son visage paraît étrangement calme mais dépeint un profond malheur résigné. La nature si vivante autour d’elle apparaît en verdoyant tombeau, en oxymore projeté. Face à la Lorelei, Ophélie est tout autant une héroïne éperdue d’amour mais abandonnée par l’être aimé. Cependant, la nymphe germanique transforme son chagrin en chant plaintif qui la garde en vie et qui lui permet d’attendre ou de se venger du sentiment amoureux. Ophélie, quant à elle, préfère se perdre plutôt qu’accepter la réalité de sa passion outragée, délaissée… La violence de la réaction est forcément fatale, lutte d’une vie trahie qui par l’élément de l’eau, se venge ou agonise comme seules réponses possibles face à la fatalité.

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MILLAIS, Ophélie, huile sur toile, 1851-52

 

Sous les dolentes vagues épiées

Tremble le ressac par l’éprouvé soir

Affolé. Homme de mer, agrippe

L’amer des cordes  sans quoi

L’instant surpris en tes mains

Fanera pour à l’iode s’évaporer.

 

Est l’attache forte quand au vent

Assaillent les lunaires pierres

De braves visages à l’impavide

Embrun jeté. Hélas ! Gare !

 

Le venteau est arraché et,

Par la blancheur des flots, est

Aux inavouées abysses aspiré !

 

Mirage d’absinthe roué au bâton

Infortuné, là demeure la faute.

Éprouvée sous l’écume déchirée,

Par la passion noyée, elle y perd

Le dernier souffle sous les tambours

De la vivante statue condamnée…

 

Laureen GRESSÉ-DENOIS, Noyade